Eva Bester présente Grand Canal : « L'arrêt de L’Heure bleue de la majestueuse et irremplaçable Laure Adler suscite chez beaucoup d'entre vous une certaine mélancolie, que je comprends puisque je l'éprouve aussi. Étant désormais occupée à cet horaire, j'en souffrirais moins que vous. Succéder à un esprit aussi remarquable est une tâche délicate.
Après 17 ans dans la Maison ronde, dont treize sur France Inter, le trac est intact. La promesse faite aux auditeurs aussi. Je ferai mon possible pour que vous sortiez de cette heure quotidienne d'entretiens, nourri de réflexion et de curiosité, et que nous nous dirigions ensemble dans une quête aussi incessante que nécessaire vers les lueurs et la beauté.
Pour cette première, je reçois justement un écrivain très attentif à ses éléments, ce qui ne l'empêche pas de s'encanailler régulièrement et avec une grâce exquise dans les ténèbres.
Les Heures heureuses est l'ouvrage que Pascal Quignard vient de faire paraître chez Albin Michel. Il s'agit du 12ᵉ tome de l'ensemble Le dernier Royaume, qui mêle réflexion et fiction.
Et à la lecture, on éprouve l'impression d'aller réellement assister en curieux voyeur à des scènes de tous les siècles. Pour Quignard, le démiurge, l'espace-temps, les praticables et modulables. Et il nous projette aussi naturellement dans le Japon du XVᵉ siècle que dans l'Espagne du XVIᵉ, où nous percevons en direct les chuchotements qui précèdent le dernier soupir du prêtre Jean de la Croix. »
Extraits de l’entretien
Un intérieur chamboulé
Pascal Quignard constate un chaos : « Notre intérieur est désorienté. La pulsion qui nous anime, qui anime les plantes, les astres, le ciel, le temps… Tout est désorienté. Ne pas chercher à tout prix une narration, à donner un sens au pire et à l'histoire, ne pas essayer de tricher, m’apaise. » Quand Eva Bester lui demande ce qui le préoccupe, l’écrivain évoque : « Mon trouble est lié à la guerre en Ukraine. Est-ce que les saisons, comme l'automne qui vient n’est pas plus actuelle que cette répétition inlassable du pire dans les guerres ? C’est incroyable ce plaisir infâme qu’éprouvent les hommes à s'occuper des nations à travers leurs conflits. »
L’émerveillement devant les cycles naturels renforcé par l’âge
« Au tout début, ce qu’on appelle 'heure' en français s’appelait Horae en grec : les deux portes du temps qui ouvraient le ciel, le printemps, l’hiver, puis la lumière qui revient, la renaissance, la mort, la renaissance, la mort. Ce cycle perpétuel actuel, lyrique, est toujours aussi merveilleux. Cette rotation des saisons est de plus en plus belle en vieillissant, car on peut les comparer les unes aux autres. Le printemps au tout début, dans l’enfance, nous ne connaissons même pas l’heure des oiseaux. On ne sait même pas le nom de la mésange par rapport à la bergeronnette. En vieillissant, on profite des saisons de plus en plus, on devient de plus en plus proche de la nature alors qu’on dépérit un peu. »
La vie en dehors de l’écriture
Pour Pascal Quignard : « La vie hors feuille n'existe pas tout à fait. Je ne peux pas prendre de vacances et je travaille dans le fond très peu. Je me concentre entre une heure et demie et deux heures. Comme je me lève avec le soleil et les chats, ma journée se termine vers 10 heures du matin. J’ai besoin de récapituler sur la feuille sans arrêt quelque chose de la veille ou du jour, comme le font les rêves chaque nuit. Oui, rien de ce qu’on vit n’est narrable, l’écriture, la narration, trahissent le réel. Il y a dans la phrase un début et une fin, une naissance et une mort… Mais dans ce que nous éprouvons vraiment en profondeur, Dieu merci, ce n'est pas le cas. La narration est faite pour l'après-coup. »
Ecrire aux anciens
Pour qui écrit-on dans le fond ? Pascal Quignard ne pense pas que nos vies s’adressent forcément à quelqu'un. « Mais si c'était le cas, ce serait à ceux, ou à celles, qui nous ont élevés, donc des personnes plus anciennes. Ce serait ma grand-mère qui m'a recueilli. Plus précisément, ce seraient les yeux qui ne me pardonneraient jamais n'importe quelle bêtise. On persiste avec des regards. »
Le chant du rossignol
Dans les livres de l’écrivain, il est souvent question de langues coupées, avalées, ou scellées. Dans Les Heures heureuses, Pascal Quignard parle des chants des oiseaux. Il écrit : « Le chant du rossignol est celui du petit garçon innocent égorgé par sa mère, offert en ragoût à son père. » Il explique : « Nous sommes des animaux prédateurs et le fait d'avaler de la viande qu'on a tuée est malheureusement le cas de tous les carnivores. Parfois, il y a de la joie à manger de la viande. Le caractère violent et très sacrificiel de nos sociétés est lié à l'animalité. Nous mangeons de la mort tout le temps. Mais on ne peut pas jeûner au point de mourir parce qu'on ne voudrait pas toucher à la mort, ni des plantes, ni des animaux, ni des oiseaux…
Le chant du rossignol provient d’un mythe très ancien, celui de Térée. Je n’invente pas sa cruauté. Il raconte l’histoire d’un homme qui part avec sa belle-sœur et la viole. Pour qu'elle ne parle pas, il lui coupe la langue avec son couteau. Donc elle fait une tapisserie pour le dénoncer et donner son propre fils, qui n'y est pour rien, à son père pour qu'il soit puni. »
La tapisserie contre l’angoisse et la dépression
L’écrivain raconte qu’il a parfois sucé un trombone pour lutter contre la salivation excessive qu’il rencontrait lors de ses épisodes dépressifs, qu’il évoque dans ses livres. Mais il a aussi pris une tapisserie qui l’aidait à passer « les cinq minutes qui suivent l’angoisse, et l’envie de se jeter par la fenêtre. Pénélope était une héroïne. L'Antiquité grecque avait vu ça. J’ai vu aussi ma mère moduler son angoisse en tricotant. Il y a un usage sédatif du tricot, ou de la tapisserie. »
La suite est à écouter...
Programmation musicale
- Gabriel Fauré, Nocturne 11 en fa dièse mineur
- Ernest Chausson Concert en ré majeur Opus 21
- Albin de la Simone, A jamais
Générique : création originale de Flavien Berger