À onze ans d'intervalle, ils ont chacun leur tour reçu le prix du meilleur jeune économiste de France.
Julia Cagé, spécialiste d'économie politique, notamment des élections et des médias, professeur d'économie à Sciences-Po, a publié entre autres Le prix de la démocratie, sauver les médias ou encore avec Benoît Huet L'information est un bien public.
Thomas Piketty, directeur d'études à l'EHESS, professeur à l'École d'économie de Paris, est l’auteur des Hauts revenus en France au XXᵉ siècle, Le Capital au XXIᵉ siècle, Une brève histoire de l'égalité.
Tous deux ont effectué un travail jamais réalisé auparavant, de façon aussi systématique et sur une période aussi longue qu'ils viennent de publier au Seuil sous le titre Une histoire du conflit politique Élections, inégalités sociales en France, 1789-2022. Une véritable somme revenant sur les comportements électoraux et les inégalités socio spatiales en France pendant les deux derniers siècles, grâce à une multitude de collaborateurs ayant permis la recension de toutes les données électorales collectées au niveau des 36 000 communes de France.
Le livre s'accompagne d'une base de données inédite, mise en ligne gratuitement sur le site interactif. Dessus, une centaine de cartes graphiques et tableaux synthétisant ces données sur lesquelles vous pouvez consulter les chiffres des communes qui vous intéressent. C'est assez rare dans le domaine des sciences sociales d'assister à la sortie d'un blockbuster avec au générique deux économistes de référence ayant agrégé plusieurs champs des sciences sociales. C'était arrivé en 1993 avec La misère du monde, dirigé par Pierre Bourdieu.
La classe géo-sociale
Thomas Piketty explique : « Ce qu'on appelle la classe géo-sociale, est un mélange de classes sociales au sens classique (la richesse, la propriété..), mais aussi l'inscription dans un tissu territorial et productif. Pour une même richesse, pour un même revenu, ce n'est pas pareil de vivre dans une métropole, ou de vivre dans un village. Si vous êtes un ouvrier exposé à la concurrence internationale vivant dans des bourgs et des villages, vous allez avoir, par exemple, une perception de l'intégration économique internationale, de la compétition commerciale qui peut, au fil du temps, vous rendre très sceptique sur les gouvernements de gauche et de droite qui ont fait l'Europe actuelle, qui se sont succédés et vous amener sur un vote FN et RN qui, selon nous, n'est pas principalement un vote anti-immigrés, mais peut-être un vote exprimant un sentiment d'abandon sur le terrain économique.
Si vous êtes employé (personnel de nettoyage ou dans la restauration, caissière dans un supermarché…) vivant dans une banlieue, et tout aussi pauvre que le premier électeur, voire même plus pauvre, parce que les salaires, notamment féminins, peuvent l’être vous allez continuer de voter beaucoup plus à gauche, indépendamment des origines.
Ce n'est pas là une question identitaire. C'est parce que vous avez le sentiment que, finalement, la gauche vous défend mieux. Les personnes travaillant dans les métiers du soin et dans la santé ont la même impression. Nous avons mis à jour cette nouvelle division, en l'occurrence des classes populaires, rurales et urbaines qui aujourd'hui ne votent pas du tout de la même façon, mais pour des raisons d'avantages socio-économiques que pour des raisons liées aux origines et à l'immigration. »
La classe géo-sociale explique 70% des résultats
Cagé : « La classe géo-sociale va expliquer à peu près 70 % des variations du vote. Cela nous laisse énormément de libertés individuelles. Si les gens s'expriment principalement en fonction de leur classe sociale, du lieu où ils habitent, de leurs revenus, du capital immobilier… Cela ne veut pas dire que leurs votes sont complètement prédéterminés et que chacun voterait uniquement en fonction de son porte-monnaie. »
Le vote Macron le plus bourgeois de l’histoire
Le vote pour Emmanuel Macron lors des deux dernières présidentielles est le plus bourgeois de l'histoire parce qu'il rassemble un électorat socialement beaucoup plus favorisé que la moyenne. Thomas Piketty : « On a étudié 36 000 communes en France, on les a classées en fonction de leurs richesses avec parmi les critères : le revenu moyen par commune. Dans le 7e arrondissement de Paris, c'est 110 000 € par an par personne. Si vous allez à Pantin, à Aubervilliers, au bout de la station de métro, vous êtes à huit 9 000 € par an par personne, donc 700 ou 800 €, par mois ! Au XIXᵉ siècle, les écarts étaient encore plus importants. On a ensuite rangé les communes en fonction de leur revenu moyen. Quels sont ces résultats ?
Par exemple, sur le vote Macron, si vous allez dans les 1 % des communes les plus riches, vous allez être pratiquement à deux fois le score moyen au niveau national 1,7, 1,8 fois.
Si vous allez dans les 10 % des communes les plus pauvres, vous allez être 30 ou 40 % au-dessous de votre score moyen national.
Si on compare et c'est là que vient la comparaison, est-ce que c'est le vote le plus bourgeois de l'histoire ? Nous, quand on compare au vote de droite dans le passé, on a une pente très comparable sur le haut de la distribution, sur les communes riches. C'est vrai que le vote de droite dans le passé, Giscard ou Sarkozy, ou même de Gaulle, ou des votes plus anciens dans notre guerre, ça montait très très fortement, un peu comme le vote Macron, donc là ce n'était pas différent.
Si on prend le vote Madelin en 2002, il ne fait que 2 %. Mais alors la pente, là, ce sont les communes très riches. Mais encore plus incroyable, si on prend le vote Zemmour en 2022, c'est intéressant parce qu'on décrit Zemmour beaucoup comme un vote très anti-immigrés anti-islam. C'est aussi un vote très très bourgeois. Et là, la pente par rapport aux revenus de la commune est encore plus forte que dans le vote Macron. Ce qui montre d'ailleurs au passage qu'être anti-immigrés, ce n'est pas forcément synonyme de classes populaires. Vous avez aussi des classes aisées qui le sont en l'occurrence encore plus fortement. »
Des raisons d'espérer pour la gauche
Julia Cagé : « Actuellement, la gauche ne représente qu'un tiers de l'électorat. Mais sa faiblesse actuelle n'est pas inédite. Si on devait dire les choses rapidement, la gauche représenterait un tiers de l'électorat en période de tripartition entre 1848 et 1910. Ensuite, on va avoir une partition qui va être beaucoup plus importante, donc ça va être la moitié de l'électorat et d'ailleurs, elle va remporter les élections et gouverner à intervalles réguliers.
On dit que la France serait intrinsèquement de droite. Ce n’est pas véritablement vrai parce qu'on ne prend pas en compte les abstentionnistes qui représentent quand même aujourd'hui quasiment la moitié du corps électoral. Aujourd’hui, la gauche est affaiblie à nouveau dans les urnes. Mais il ne faut pas oublier le déficit de participation des communes les plus modestes et des plus jeunes aux votes aujourd’hui. Si on fait l'hypothèse que la gauche parvient à reconquérir ces abstentionnistes qui vivent dans les communes les plus modestes et les plus jeunes… Le score électoral de la gauche serait beaucoup plus important.
Si vous regardez la structure sociale de l'électorat de gauche, contrairement à ce qu'on entend souvent dire, la gauche n'a pas été abandonnée par les classes populaires. En fonction du revenu, ce sont toujours les partis de gauche qui ont obtenu le plus de votes des plus modestes.
Ce qu'a perdu la gauche aujourd'hui, ce sont les classes populaires rurales qui sont davantage ouvrières et qui sont aussi un peu davantage propriétaires que les classes populaires urbaines, qui sont davantage composées d'employés modestes, qui sont souvent un peu plus diplômés, mais qui sont aussi davantage locataires.
Pour élargir son socle électoral, la gauche doit faire des propositions concrètes qui parlent aux populations rurales en termes de réindustrialisation, d’accès à la propriété ou d’accès au service public.»
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Références musicales
- La femme, Aloha babay
- Mapple Gilder, Dinah
- Billie Holliday, Blue Moon