Gravir la montagne, une ascension philosophique ? En cette semaine de vacances d’hiver, pour celles et ceux d’entre vous qui n’ont pas la chance (ou la malchance) de partir skier, Avec philosophie vous propose d’arpenter la montagne. Dans ce premier épisode, Aïda N'Diaye et ses invités se demandent si la montagne est le lieu de tous les dangers et de l’imprévisible.
Que cherche-t-on en montagne ?
Dans l'imaginaire collectif, la montagne apparaît parfois comme un lieu dans lequel des conduites à risque peuvent se déployer. Pourtant, lorsque Alain Duclos, spécialiste des avalanches, se rend en montagne, ce n'est jamais dans l'objectif de s'exposer à une situation de danger. Si "aller en montagne, c'est peut-être apprendre à réagir à une situation imprévue et dangereuse", il "espère néanmoins que l'on est sorti du culte du héros qui se rend en montagne pour affronter tous les dangers." Il poursuit : "Pour ma part et pour de nombreux alpinistes, l'objectif n'est pas du tout la confrontation au risque, mais plutôt la recherche de la beauté de la montagne, de la liberté d'aller et de venir. Je cherche à savourer les compétences de la montagne. Il n'est pas du tout question de se confronter à des situations comme celle représentée dans le film "Everest", réalisé par Baltasar Kormákur."
La montagne comme lieu d'une "complexité infinie des pratiques"
Pour David Le Breton, anthropologue et sociologue spécialiste des conduites à risque, la montagne est pour certains un indéniable "lieu de mise à l'épreuve de soi, une manière de démontrer finalement sa force de caractère, sa légitimité à exister avec des valeurs souvent d'ailleurs très "viriles". Il y a la prééminence d'un discours assez masculin sur la montagne. A partir des années 1980, quand on parle de dompter des sommets, d'arpenter une neige vierge etc., on est évidemment dans des métaphores qui peuvent paraître assez douteuses aujourd'hui." Ce qu'il s'agit de prendre en compte lorsqu'on considère le rapport à la montagne, c'est "la complexité infinie des pratiques." En effet, comme le précise David Le Breton, "il y a des amateurs qui vont faire de simples randonnées, parfois dans une méconnaissance absolument radicale du milieu et des dangers. Il y a aussi des alpinistes éclairés qui connaissent les risques, qui savent quelle est la frontière à ne pas franchir. Enfin, il y en a d'autres qui sont dans la surenchère, ce qui est pour eux comme une manière d'accéder à des formes de célébrité, d'héroïsme."
La montagne, entre crainte et espérance
Dans son Éthique (1677), Spinoza traite de la crainte et de l'espérance comme deux revers d'une même médaille. D'après Ilaria Gaspari, Spinoza nous livre dans cette définition des éléments qui peuvent s'appliquer aux émotions qu'on peut éprouver face à la montagne. Elle explique que "la crainte spinoziste est une forme de tristesse qui n'est pas constante. La tristesse nous rapporte au fait que nous dépendons de quelque chose d'extérieur, que nous ne sommes pas complètement responsables de ce qui nous arrive, y compris au niveau affectif. Dans la tristesse, nous sommes parfois contraints à être passifs. À la montagne, nous avons l'impression, ce qui est peut-être une illusion, de pouvoir contrôler notre crainte, qui est une forme de peur. La montagne nous donne précisément la possibilité de jouer avec cet enjeu des espoirs et des craintes. Elle nous donne l'impression de pouvoir nous élancer dans une entreprise par le biais de laquelle on met au défi les limites de l'action humaine."
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Bibliographie
- Ilaria Gaspari, Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs, traduit de l’italien par Romane Lafore, PUF, 2022.
- Ilaria Gaspari, Leçons de bonheur, PUF, 2020.
- David Le Breton, Sociologie du risque, PUF, collection “Que sais-je”, 2022.
- David Le Breton, Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, PUF, collection “Quadrige”, 2013.
- David Le Breton, Passions du risque, Éditions Métailié, 1991.
- Site web d'Alain Duclos : http://duclos.transmontagne.pagesperso-orange.fr/
- Baruch Spinoza, Œuvres complètes, collection La Bibliothèque de la Pléiade, n°108, édition et traduction par Bernard Pautrat, 2022.
Références sonores
- Extrait du film Everest, réalisé par Baltasar Kormákur, 2015
- Lecture par Manon de La Selle d'un extrait de Baruch Spinoza, Éthique III (1677), "Définition des affects", XIII, dans Spinoza, Œuvres complètes, collection La Bibliothèque de la Pléiade, n°108, édition et traduction par Bernard Pautrat, 2022, p. 778-779.
- Archive de Gérard Guerrier, écrivain et ancien deltiste, "Au cœur des sports de l’extrême", LSD, France Culture, mars 2022. Une série documentaire de Jérôme Sandlarz réalisé par Yvon Croizier.
- Archive de Géraldine Fasnacht, surnommée la "femme oiseau", sportive suisse professionnelle qui pratique le snowboard freeride, le BASE jump et le vol en wingsuit, "Au cœur des sports de l’extrême", LSD, France Culture, mars 2022. Une série documentaire de Jérôme Sandlarz réalisé par Yvon Croizier.
- Archive de Tristan Garcia, "Les Chemins de la philosophie", France Culture, le 13 mai 2016
- Chanson de Meatbodies, "Mountain", 2014
Le Pourquoi du comment : philosophie
Toutes les chroniques de Frédéric Worms sont à écouter ici.