Les récits de réfugié.e.s à bien des égards poignants, nous y sommes malheureusement désormais habitués. Comme nous sommes également habitués aux discours politiques soulignant l’urgence de contrôler ou choisir l’immigration.
Alors pourquoi, en dépit de cet arrière-fond quasi-permanent, est-il si difficile de légiférer sur l’immigration ? Suspendu, reporté, finalement reprogrammé, le projet de loi sur l'asile et sur l'immigration peine à voir le jour et soulève des débats qui semblent infinis. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle pose aussi des problèmes bien réels : comment articuler souveraineté et libre-circulation ? Comment passer d’une obligation morale d’hospitalité à un droit ou un devoir juridiques d’accueil? Que doit l’Etat à celui ou celle qui n’en est pas citoyen et sur quoi fonder de telles obligations ? Derrière la surface médiatique, Aïda N'Diaye, en compagnie de Juliette Monvoisin et de Camille de Vulpillières, vous propose donc d’explorer les enjeux et problèmes fondamentaux que soulève la philosophie des migrations.
Les "non-membres"
Afin d'éviter "les limites normatives de la distinction entre migrant et réfugié", qu'elle juge "extrêmement problématiques", Juliette Monvoisin explique employer dans ses travaux le terme de "non-membre". En effet, le statut de "réfugié" correspond à une définition juridique précise. Mais en l'opposant à celui de "migrant", elle souligne qu'on en fait en réalité "une catégorie normative". Dans cet imaginaire, les réfugiés deviennent "ceux à qui l'ont doit quelque chose" tandis que les migrants sont "ceux à qui on ne doit rien". Choisir le vocabulaire approprié est selon elle nécessaire, car "cette confusion entre le normatif et le juridique" pose des questions majeures, qui "finissent pas empoisonner le débat sur l'immigration".
Le point aveugle des droits de l'homme
Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt "pose un diagnostic sur le statut des droits de l'homme à partir de l'examen d'une situation historique bien précise, liée à l'effondrement des empires à la fin de la Première Guerre mondiale", souligne Camille de Vulpillières. En examinant à la fois les politiques discriminatoires et les politiques de dénaturalisation mises en place, elle met en lumière un point aveugle des droits de l'homme : "les droits de l'homme protègent théoriquement tout individu indépendamment de toute forme d'appartenance, y compris nationale", mais, en réalité, "la perte de nationalité signifie directement la perte de tous droits de l'homme", car les individus perdent tout statut juridique.
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Pour en parler
Juliette Monvoisin, normalienne, agrégée de philosophie, doctorante à l’ISJPS (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), affiliée à l’Institut Convergences Migrations (ICM). Elle est la co-fondatrice, avec Alison Bouffet, du collectif de recherche Philomigr à l'ICM. Ses recherches portent sur la philosophie des migrations, les obligations étatiques et la justice globale.
En lien avec le sujet de l'émission, elle a notamment publié :
Camille de Vulpillières, docteure en philosophie, chercheuse rattachée au laboratoire Sophiapol et enseignante à l'université de Tours.
En lien avec le sujet de l'émission, elle a notamment publié :
- "Zones d’attente : fragilité du droit, puissance de l’État", dans les actes du colloque des doctorants et jeunes docteurs de la Faculté de droit et sciences politiques de Nantes du 15 octobre 2020 réunis et publiés sous le nom Fragilité du droit, fragilité des droits, Institut universitaire Varenne, 2022.
- "From a right-based approach to a humanitarian approach: in what way does migration impact human rights ?", dans Emnet Berhanu Gebre, Drago Župarić-Iljić et Mogens Chrom Jacobsen (co-direction), Cosmopolitanism, Migration and Universal Human Rights, Springer, 2020.
- "L’État souverain et la figure de l’étranger : les enjeux d’une hospitalité juridique", dans Ethica n° 21-2, automne 2017.
Références sonores
- Archive du zoom de la rédaction par Omar Ouahmane, "Douze jours dans la vie d'un réfugié", France Inter, le 13 octobre 2015
- Extrait de la série La servante écarlate, série créée par Bruce Miller (2017), d'après l’œuvre de Margaret Atwood parue en 1985
- Lecture par Manon de La Selle d'un extrait de Emmanuel Kant, *Projet de paix perpétuelle (*1795), traduction Karin Rizet, éditions Mille et une nuits, 2001
- Lecture par Manon de La Selle d'un extrait de Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Tome 2 : L’impérialisme, 1951, traduction de Martine Leiris, éditions du Seuil, 2010
- Lecture par Manon de La Selle d'un extrait de Michael Walzer, *Sphères de Justice (*1983), éditions du Seuil, traduction Pascal Engel,1997, p. 74-75
- Chanson de fin d'émission : Tiken Jah Fakoly, "Africain à Paris" (2007)
Le Pourquoi du comment : philosophie
Toutes les chroniques de Frédéric Worms sont à écouter ici.