Qu’est-ce qu’une interprétation musicale ou théâtrale ? Comment faire du neuf en interprétant un texte ou une partition que l’on n’a pas soi-même écrit et qui a déjà si souvent interprété ? Comment l'interprète, et plus particulièrement l'interprète musical, crée-t-il ? Voilà les questions que se posent Aïda N'Diaye et ses invités dans le quatrième et dernier épisode de cette série sur l'interprétation.
L'interprète donne à voir sa personnalité :
Un grand interprète est certes quelqu'un qui a une signature vocale, mais c'est aussi quelqu'un qui a une singularité. On le reconnaît immédiatement en tant qu'il fait quelque chose que personne d'autre n'aurait pu faire. Lisa Cat-Berro précise qu'auparavant, "une bonne chanteuse ou un bon chanteur devait avoir une voix puissante et technique. Aujourd'hui, au contraire, on attache beaucoup moins d'importance à la puissance vocale et à la technique. En France, on aime que les chanteuses et les chanteurs aient un grand de voix, un timbre, une personnalité, quitte à ce que la voix soit un peu fragile, un peu cassée."
Dans le rap, un grand interprète est "quelqu'un qui sait utiliser son timbre de voix en le modifiant et en essayant de pouvoir transmettre la phrase la plus percutante et la plus forte", explique Daniel Adjerad. Aussi, celui qui chante du rap peut incarner des rôles. Le fond de l'interprétation est de manifester la personnalité, la singularité de l'interprète. Se faisant, l'interprète apporte vraiment quelque chose au texte. Daniel Adjerad prend notamment l'exemple du rappeur Eminem, "connu pour avoir utilisé son timbre de voix singulier, un peu nasillard, un peu criard pour inventer des personnages."
La chanson "Stan" de Eminem, une comédie musicale ?
Il y a dans l'interprétation musicale une proximité avec le jeu d'acteur, cette manière d'incarner différents rôles pour exprimer et transmettre des émotions. Dans la chanson intitulée "Stan", qui se trouve l’album The Marshall Mathers LP (2000), Eminem incarne deux personnages. Daniel Adjerad détaille l'histoire de ce morceau et de cette interprétation : "C'est l'histoire d'un fan, c'est-à-dire d'un Stan, qui est devenu tellement admiratif de la musique d'Eminem qu'il le suit partout, tente de rentrer en contact avec lui et lui écrit des lettres. Il y a quatre couplets et progressivement, on voit la colère de Stan qui augmente parce que Eminem ne lui répond pas. Dans cette chanson, le rappeur joue sur le timbre de sa voix qui devient de plus en plus énervé, nasillard, se rapprochant de cette voix que Eminem avait créé : le Slim Shady, qu'il appelle son alter ego méchant, qui est douteux et très bizarre, un peu énervé. Eminem prend cette voix pour la prêter à Stan, qui s'énerve et qui va commettre l'irréparable. Dans le dernier couplet, c'est Eminem qui lui écrit une lettre pour s'excuser de ne pas avoir pu lui répondre. Puis, il réalise que Stan a tué sa compagne. Ici, l'interprétation musicale voisine avec l'interprétation théâtrale. On dirait quasiment de la comédie musicale. Il y a un article de Serge Lacasse qui analyse les voix, les jeux de tonnerre, de pluie et de grondement qui arrivent dans les voix elles-mêmes."
Céline Dion et Whitney Houston sont comme des instrumentistes :
Céline Dion et Whitney Houston ont des voix très puissantes qui font d'elles de grandes interprètes. Mais Lisa Cat-Berro indique qu'il s'agit d'une question de vibration : "Par empathie, la personne qui entend ce chant-là, en concert ou par le biais d'un enregistrement, ressent physiquement quelque chose qui serait de l'ordre de la vibration. C'est peut-être par sympathie que cette communication de la vibration est rendue possible puisque pour arriver à produire de tels sons, ce que Céline Dion et Whitney Houston arrivent à connecter dans leur corps et à faire vibrer, c'est une puissance qui résonne dans tout le corps. Nos tissus corporels intérieurs vibrent."
Cette perfection vocale, associée au vibrato, que l'on ressent physiquement, diffère quelque peu de l'interprète qui serait comme un comédien. D'après Lisa Cat-Berro, Céline Dion et Whitney Houston sont "dans une simplicité d'interprétation. Il y a de la sobriété au sens où elles n'en rajoutent que très peu par rapport à la mélodie. Elles sont plus comme un instrumentiste, comme un violoniste par exemple, qui jouerait, qui ferait vibrer son instrument au maximum de ses capacités."
L'émission est à écouter dans son entièreté en cliquant sur le haut de la page.
Bibliographie et discographie :
- Daniel Adjerad, Punchlines : la richesse d’une énonciation, éditions Le mot et le reste, 2022
- Lisa Cat-Berro, Good Days Bad Days, 2021. Cet album sera présenté en concert le 5 février à Briec en Bretagne.
- Lisa Cat-Berro et Rhoda Scott Lady Quartet, We Free Queens, 2016. Lisa Cat-Berro collabore avec le All Stars de l'organiste Rhoda Scott, et présentera le fruit de cette collaboration en concert le 1er février à Boulogne-Billancourt, le 4 février à Vannes, puis en tournée dans toute la France.
Références sonores :
- Le générique de l'émission, "Everything i wanted" (2019) de Billie Eillish, interprété par la saxophoniste Lisa Cat-Berro
- Archive de Charles Aznavour, "Cinq colonnes à la une", RTF, le 6 janvier 1961
- Mashup avec "All by myself" chantée par Céline Dion dans l’album Falling into you, 1996 et "I will always love you" chantée par Whitney Houston en 1992, initialement composée, écrite et interprétée par Dolly Parton et sortie en 1974
- Chanson de Eminem feat. Dido, "Stan", dans l’album The Marshall Mathers LP, 2000
- Extrait du Live Jam de Manu Katché et Bobby McFerrin, le 28 janvier 2013
- Mashup avec un extrait de la version de 1935 chantée par George Gershwin et Abbie Mitchell ; la version de Miles Davis de 1958 ; la version de Louis Armstrong & Ella Fitzgerald de 1958 ; la version de Janis Jopin de 1969
- Chanson de Lisa Cat-Berro, reprise de "Old man" dans l'album Inside air, 2012. Cette chanson a été écrite par Neil Young pour son album Harvest de 1972
- Mashup de la chanson "Queen Bitch", avec la version de Notorious B.I.G et la version de Lil Kim dans l’album Hard Core, 1996
- Chanson de Kendrick Lamar, "Bitch don’t kill my vibe", dans l’album Good Kid, M.A.A.D City, 2012
- Chanson de Lisa Cat-Berro, "Water girl", dans l’album Good Days Bad Days, 2021
Le Pourquoi du comment : philosophie
Toutes les chroniques de Frédéric Worms sont à écouter ici.