Si tout n'est qu'interprétation, que pouvons-nous connaître de la réalité ? Comment ne pas verser dans le relativisme ? Et toutes les interprétations, tous les points de vue se valent-ils ? Voilà les questions que se posent Aïda N'Diaye et ses invités dans le premier épisode de cette série sur l'interprétation.
La vérité est-elle une question de point de vue ?
Dire qu'il n'y a pas une vérité, mais autant de vérités qu'il y a de points de vue, c'est ce que disait Nietzsche dans une célèbre formule : "Il n'y a pas de faits mais seulement des interprétations" (Fragments posthumes, 7, fin 1886-printemps 1887). Céline Denat précise que "cette formule assez fameuse de Nietzsche signifie qu'il n'y a, à ses yeux, pas de réalité qui existerait en soi, pas de fait brut, pas de réalité absolue. Tout ce que nous nommes usuellement réalité ou fait n'est que le résultat de notre point de vue, des processus d'interprétation qui sont les nôtres."
Le sujet nietzschéen de la connaissance est le corps :
Pour Nietzche, c'est avant tout le corps qui produit le point de vue. En effet, Dorian Astor explique que le sujet nietzschéen de la connaissance, loin d'être une forme abstraite et vide, est un corps. "Le corps a certes des facultés, comme l'entendement et la raison, mais c'est aussi un corps organique, avec des sensations, des perceptions. Le corps est actif, et la perception est une activité que Nietzsche qualifie d'interprétative. A partir du moment où le corps s'approprie et conquiert le monde extérieur, il le falsifie, il le plie à sa propre corporalité, à ses propres pulsions. Le corps est un ensemble pulsionnel."
La valeur des interprétations :
Si l'interprétation est le résultat d'un point de vue produit par un corps, on peut se demander quelle valeur lui attribuer. Dorian Astor soutient que "la question qui se pose, c'est moins de savoir ce qui est falsifié et de quelle manière dans l'interprétation. L'idée radicale nietzschéenne consiste à dire que la réalité est falsifiante, c'est-à-dire que la multiplicité des instincts, des pulsions, de la vie ou de la volonté de puissance sont les activités propres de la réalité. Nietzsche a une conception intégralement pulsionnelle de la réalité. Au lieu de se poser la question de la valeur d'une réalité ou de la valeur d'une connaissance, il faut commencer par se dire que poser de la valeur fait partie de l'interprétation."
Toute interprétation implique des choix :
La question de l'interprétation substitue la question de la valeur à celle de la vérité. Céline Denat précise que "toute interprétation implique des valeurs, c'est-à-dire des choix, des préférences, qui font que nous voyons "la réalité" de telle manière plutôt que d'une autre. Par exemple, Nietzsche dit que lorsqu'un penseur ou une culture choisit de placer l'homme au sommet des vivants, et même de le considérer comme étant d'une toute autre nature que les autres vivants, c'est parce que l'interprétation de la réalité qui est posée ici implique un choix, en l'occurrence une préférence absolue accordée à l'homme. Dans toute interprétation, il y a des choix, le plus souvent des choix inconscients."
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Bibliographie
- Céline Denat, Nietzsche. Généalogie d’une pensée, Belin, 2016
- Céline Denat, Dictionnaire Nietzsche, avec Patrick Wotling, Ellipses, collection Dictionnaire, 2013
- Dorian Astor, Friedrich Nietzsche, éditions Gallimard, collection Folio biographies, 2011
- Dorian Astor, Nietzsche. La détresse du présent, éditions Gallimard, Folio essais, 2014
- Dorian Astor, La Passion de l'incertitude, éditions de l'Observatoire, collection La Relève, 2020
Références sonores
- Extrait du film Star Wars, épisode VI : Le retour du jedi, réalisé par Richard Marquand, 1983
- Archive de Gilles Deleuze, Cours à Vincennes, le 18 novembre 1986
- Extrait du film Le crime est notre affaire, réalisé par Pascal Thomas, 2008
- Archive de Bruno Latour, “Les chemins de la philosophie”, France Culture, le 21 mars 2022
- Chanson du groupe Imagination, "Just an illusion", dans l’album In the heat of the night, 1982
Le Pourquoi du comment : philosophie
Toutes les chroniques de Frédéric Worms sont à écouter ici.