"Je voudrais vous raconter l'histoire de la pensée, est plutôt, l’histoire d’une femme. Longtemps elle a cru qu’il fallait, pour bien penser, se méfier de ses émotions, de cette manière dont le monde nous affecte, nous traverse, nous envahit parfois. Ose écouter ta raison, se disait-elle quand la vie la chahutait un peu trop, quand son hypersensibilité lui faisait monter les larmes aux yeux. Protège-toi de la violence de la vie en construisant une maison de concepts bien solides, un temple de la raison dans lequel les passions n’aient qu’à bien se tenir. Et puis, un jour, tout a changé… Pourquoi ? Est-ce une peine de cœur, la contemplation d’un ciel étoilé, d’un tableau, la lecture d’Italo Calvino, de Spinoza ? On ne sait pas… Mais une chose est sûre, elle s’est mise à accepter tous les chemins que lui proposaient ses émotions et c’est alors qu’elle s’est mise à penser comme jamais, elle n’a jamais aussi bien pensé qu’avec son corps, en partant du tumulte de son corps traversé, de la vie même de ses affects. C’est en s’ouvrant toute entière à la nostalgie en elle qu’elle a compris la véritable nature du temps. En acceptant son angoisse qu’elle a mieux pensé le vertige de la liberté. En mesurant la puissance de sa compassion qu’elle a mieux saisi ce qui fait notre humanité. En ne refusant pas la colère en elle qu’elle s’est approchée de l’idée même du juste. En souffrant de la jalousie qu’elle a compris le caractère irremplaçable de chaque individu. En s’émerveillant devant la beauté du monde qu’elle a enfin compris ce que c’est que le monde, la chance même d’être au monde. Que d’émotions, et que de pensées ! D’ailleurs, lorsque nous comprenons quelque chose, ne sommes-nous pas émus ? Notre raison elle-même n’est-elle pas émue lorsque s’éclaire le mystère du monde, d’un sentiment ou d’une question ?
Pour parler de nos émotions et de nos sentiments, et peut-être aussi de la différence entre les deux, nous recevons une philosophe italienne qui ressemble peut-être un peu à cette femme, Ilaria Gaspari, auteur récemment d’un Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs, Ilaria Gaspari qui a fait le voyage depuis Milan pour nous rejoindre dans la caverne de France Inter, sous le soleil de Platon, et nous aider à répondre à cette belle question : sommes-nous tous de grands émotifs ?"
Ilaria Gaspari, une philosophie incarnée et sensible
Ilaria Gaspari pense avec ses affects, ses émotions, son vécu, ses angoisses, ses peines de cœur... Elle représente une philosophie émouvante, car elle est tout d'abord émue, touchée, traversée et affectée par le monde. Pour Ilaria Gaspari, nous ressentons tous des émotions et c’est ce qui nous rend semblables. « Seuls l’éducation, notre caractère et notre inclinaison nous font ressentir les choses avec plus ou moins d’intensité ». Et l’émotion a à voir avec notre condition d’être vivant, d’être humain, même si partageons cela avec certains animaux. « Il y a une relativité de la culture selon l’espèce ou la culture. »
Vivre avec ses émotions
Toute émotion étouffée devient une passion triste. La philosophe invite alors tout un chacun à passer par l'émotion, à embrasser la jalousie, la colère, l'angoisse, la nostalgie, la honte... « L’émotion est une réaction immédiate, par rapport à une stimulation de l’extérieur qui touche notre esprit et notre corps. L’émotion a cet aspect unique, somatique, par exemple quand on éprouve une émotion de honte, on rougit, quand on a peur notre cœur commence à battre plus fort, quand on est angoissé, on commence à avoir des symptômes… Notre corps est fortement impliqué dans l’état émotionnel. »
Le rapport au temps joue un rôle
Pour Ilaria Gaspari, le premier problème de l’humain depuis qu'il a une conscience de vivre, est celui de la temporalité. « On est conscient d'être vivant, d'être dans le temps, de ne pouvoir pas arrêter le temps et on ne connaît pas la mesure de notre temps. Ce rapport au temps est un accès privilégié à notre condition. »
La mémoire change les événements
« La mémoire est déjà une forme d’écriture, elle nous raconte notre histoire, mais il y a déjà une sélection de la mémoire qui change les événements. »
La jalousie
Parmi les émotions dans le livre d’Ilaria Gaspari figure la jalousie. Selon la philosophe, la refouler rendrait fou. Elle provient de notre peur archaïque d’être remplacée. L’accepter, le reconnaître et prendre confiance en soi-même, permettrait selon Ilaria de dépasser cette émotion.
La suite est à écouter...
Archives et références
- Extrait du livre Petit manuel philosophique à l'intention des grands émotifs d'Ilaria Gaspari (2022)
- Cynthia Fleury sur la vulnérabilité et en particulier notre déni de vulnérabilité (Les Eclaireurs, Canal +, 27 mai 2021)
- Le livre Un démocrate, Mick Jagger : 1960-1969 (éditions Naïve, 2005)
- Extrait de Spinoza, préface de la 3ème partie de son Ethique (1677)
Programmation musicale
Emotional Rescue, des Rolling Stones (1980)
L'Epine, de Juliette Armanet (2023)