Charles Pépin : "Je voudrais vous raconter l’histoire du déni. C’est l’histoire d’un homme qui ne veut pas voir ce qu’il a pourtant vu, il est intelligent, très intelligent même, mais son intelligence, il ne l’utilise que pour se mentir à lui-même. Cet homme, vous le connaissez, c’est Dédale, l’homme de tous les talents, ingénieur, sculpteur, l’inventeur de génie de la mythologie grecque, un des rares personnages de cette mythologie à avoir vraiment existé. Souvenez-vous…
Chaque fois que son inventivité et son arrogance lui font faire n’importe quoi, il croit que la technique va pouvoir réparer les problèmes qu’elle a elle-même causés. Il crée un monstre, le Minotaure, pour satisfaire la folie érotique d’une reine ? Qu’à cela ne tienne : il inventera un labyrinthe pour enfermer le monstre ! Il se retrouve lui-même enfermé avec son fils Icare dans le labyrinthe qu’il a créé ? Qu’à cela ne tienne : il inventera des ailes artificielles, faites de cire et de plumes, pour s’échapper, par les airs, du labyrinthe !
On connait la suite, et cette suite est malheureusement une fin
Les ailes d’Icare ne résisteront pas à la chaleur du soleil, Dédale verra son fils mourir sous ses yeux. Sa folie aura été de croire que la technique et la science sont tout autant la solution que le problème, sa folie aura été sa fuite en avant, shootée à la science, boostée à la technique, à cet amour immodéré de la technologie que l’on nomme technophilie. C’est bien pratique, la technophilie, pour qui veut être dans le déni. Mais ne jetons pas la pierre à Dédale, nous lui ressemblons si souvent.
Nous lui ressemblons lorsque nous nous disons, devant le réchauffement climatique, que nous trouverons bien des solutions, que de toute façon nous habiterons l’espace quand notre Terre sera devenue inhabitable. Nous lui ressemblons lorsque, devant la biodiversité en péril, voire déjà détruite, nous nous imaginons retrouver les génotypes des espèces disparues pour les faire revivre, les réinventer, les recréer. Nous lui ressemblons chaque fois que nous utilisons notre intelligence pour nous mentir à nous-mêmes.
Mais d’ailleurs, est-ce encore de l’intelligence ?
L’intelligence, n’est-ce pas plutôt de réussir à voir, d’avoir le courage de la lucidité, plutôt que tout faire pour ne pas vouloir voir ? Alors comment faire, comment sortir du déni climatique ? Faut-il nous faire peur ? La peur peut-elle vraiment être bonne conseillère ? Ne faut-il pas plutôt nous parler de plaisir et de beauté ? Du plaisir pris à l’action responsable, de la beauté du monde qu’il s’agit de sauver ?
Pour en parler ce matin, j’ai la joie de recevoir quelqu’un qui connait la beauté de ce monde pour l’avoir parcouru en tous sens sur son bateau, Isabelle Autissier, navigatrice et romancière mais aussi présidente de WWF, le fonds mondial pour la nature, Isabelle Autissier, qui nous a rejoint sous le soleil de Platon, dans la caverne de France Inter, pour nous aider à répondre à la question que pose son dernier roman. Comment sortir du déni ?
Extraits de l'entretien
A l’origine du déni : un manque d’imagination
La navigatrice Isabelle Autissier raconte : « Je suis persuadée que notre déni sur le réchauffement climatique provient d’un défaut d'imagination. Un tout petit exemple que j'aime bien : l'année dernière, des élèves du lycée de La Rochelle sont venus me voir. Ils devaient imaginer La Rochelle dans 100 ans. Je leur ai répondu la première chose qui m'est venue à l'esprit « avec des passerelles au premier étage ». Les jeunes ont cru que je débloquais. Mais pourtant, c'est écrit. Même si on n’arrête pas les gaz à effet de serre aujourd'hui, dans 100 ans, la mer aura monté d'un mètre à trois mètres. Je ne sais plus la mesure exacte, mais bien au-delà de ce que le petit port de La Rochelle peut supporter. Le problème est là : on n'arrive pas du tout à mentaliser.
Je comprends ce déni. Il nous arrange. Le réchauffement climatique nous fait peur. Et on sait qu’il faudra qu’on change nos vies. Donc on préfère penser que tout va bien. »
Constater la dégradation
La politique de l’autruche depuis des années est incompréhensible pour Isabelle Autissier : « Les rapports du GIEC, avec leurs courbes, leurs chiffres nous rabâchent qu’il y a un réchauffement climatique aux conséquences dramatiques pour l’environnement. Toutes les projections nous alertent. Et ils ne se trompent pas : ce qu'ils ont raconté il y a 20 ans se passe vraiment aujourd'hui.
On essaye de se convaincre qu’un ou deux degrés de plus ou de moins… Ce n’est pas si grave. Ça ne se voit pas. Or, je me balade beaucoup et je peux vous dire qu’on constate la fonte des glaciers d'une année à l'autre. La glace régresse, c'est très violent et visible. C’est la même chose pour la diminution du nombre d’oiseaux, les changements du paysage… Et puis on constate l'accumulation de plastique. Dans le grand Nord, les courants ramènent les poubelles. On a beau être à 1000 kilomètres de toute habitation, on retrouve nos déchets.
Faire peur pour changer ?
Comment pousser les gens à agir et à changer de comportement ? Pour Isabelle Autissier : « La peur peut nous faire bouger. Je ne suis pas catastrophiste, mais nous allons au-delà de graves difficultés. On ne se prépare pas des lendemains qui chantent. En tout les cas, tant que nos sociétés sont organisées comme elles le sont. Je ne dis pas que l'être humain disparaîtra, mais il va souffrir. La peur peut allumer une petite lumière rouge clignotante, activer un réflexe de survie et passer à l’action. »
Faire aimer la nature ?
On peut aussi faire mieux connaître notre environnement. Isabelle Autissier : « On aime naturellement ce qui est beau et qui nous fait plaisir. Ce qu’on aime, on le défend. Faire connaître et apprécier la nature est un ressort puissant. C’est ce que j'essaye de faire passer à travers mes écrits sur le naufrage de Venise. Il y a un côté tragique, mais j’évoque aussi la grande beauté de la lagune. »
La suite est à écouter...
Isabelle Autissier vient nous parler de son roman-enquête Le Naufrage de Venise paru chez Stock.