Édito de Charles Pépin
Je voudrais vous raconter l’histoire de la voix, une voix qui semble venue de loin, de très loin pour nous dire quelque chose, pour nous toucher. Mais d’où vient-elle, au fond, cette voix capable de nous toucher ? Est-ce qu’elle vient du fond du ventre ou est-ce qu’elle vient du fond des âges ? A qui appartient-elle au juste, cette voix ? Evidemment, c’est la voix de cette femme qui chante, ici et maintenant, la voix de cette femme qui parle, ici et maintenant, mais elle est en même temps pleine de toutes ces autres voix de toutes ces autres femmes qu’elle a aimées, qu’elle a écoutées. Evidemment, c’est la voix de cette femme qui chante mais elle est en même temps traversée par autre chose qu’elle-même. N’est-ce pas exactement cela, chanter, se laisser traverser et n’être jamais autant soi-même qu’à cet instant-là ? Ecouter la voix de cette femme qui chante, n’est-ce pas alors comprendre que nous ne sommes jamais autant nous-mêmes que lorsque nous nous ouvrons à ce qui n’est pas nous, lorsque nous nous laissons traverser par autre chose que nous-mêmes ? « Il faut s'établir à l'extérieur de soi, écrit René Char, au bord des larmes et dans l'orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n'était que pour nous ». Et si c’était cela, chanter ? « S’établir à l’extérieur de soi » pour que finalement advienne quelque chose « qui n’était que pour nous », et in fine exprime notre singularité, notre personnalité ? Parfois on allume la radio et, en une seconde, à la voix entendue, on reconnait la personne qui parle. C’est très étrange mais il n’y a aucun doute, c’est Christine Angot. Aucun doute, c’est Edouard Baer.
Aucun doute, c’est Christophe Hondelatte. Comment une voix peut-elle à ce point résumer une personne ? Merleau-Ponty disait qu’on reconnait quelqu’un, en une seconde, à son style, à sa démarche dans la rue, à sa manière unique de se détacher du reste du monde. Et si c’était la voix, plus encore que la démarche, qui disait le style inimitable d’une singularité ? Comment cette voix qui sort du corps peut-elle être si spirituelle ? Comment cette voix peut-elle exprimer autant de l’intériorité dans le moment même où elle s’extériorise, et se met à résonner ?
Pour en parler ce matin, de ce que c’est qu’une voix, de tout ce qu’une voix dit de nous, j’ai la joie recevoir Lou Doillon, une chanteuse qui a une sacrée voix, on sent qu’elle a dû kiffer d’avantage sur Catherine Ringer, Nina Simone ou Pj Harvey que sur les voix délicates de petites choses blondes qui murmurent tout bas, Lou Doillon donc, chanteuse, auteur compositeur interprète mais aussi actrice, styliste, égérie, dessinatrice, Lou Doillon qui nous a rejoint sous le soleil de Platon, dans la caverne brûlante de France Inter, pour nous aider à entendre résonner cette belle question : qu’est-ce que notre voix dit de nous ?
Le rapport compliqué de Lou Doillon à sa propre voix
Lou Doillon commence l'entretien en expliquant que l'on ne maîtrise pas sa voix, et que souvent on a du mal à la supporter quand on l'entend dans un enregistrement :
***"*C'est peut être le mal de ce siècle, c'est qu'on peut entendre notre voix. En tant que parent, par exemple, quand on filmait les premiers moments et qu'on revoit ces bandes, que l'on entend notre voix au premier plan, atroce, stridente. Et c'est rigolo de voir que systématiquement les gens disent : 'éteins, je ne supporte pas ma voix'. Au cinéma, la première chose que l'on remarque, ce n'est pas le visage, c'est la voix qui nous trahit d'une certaine manière. Et c'est vrai que c'est un outil merveilleux parce que l'on peut mentir avec le reste, mais avec la voix, on a du mal."
Quel rapport entretient Lou Doillon avec les mots et leur prononciation ?
Charles Pépin parle de la diction si particulière de la chanteuse : "Vous aimez beaucoup les mots. Vous les prononcez bien, vous les articulez bien, vous les faites beaucoup résonner. Il y a une diction particulière qui est très étonnante. Ce n'est pas très français. D'ailleurs, on dirait une chanteuse de folk américain, presque de country parfois."
Lou Doillon explique que son père, Jacques Doillon, la faisait lire à haute voix :
"Petite, il fallait que je lise et pour ne pas mentir et ne pas magouiller dans ma chambre, j'étais tenue de lire à haute voix. Donc j'ai commencé en lisant à haute voix. Et puis ça me plaît assez de lire à haute voix et je me rends compte, adolescente, que j'adore lire la poésie à haute voix, que ça soit en français ou en anglais, parce qu'il y a un rythme dedans qui m'excite beaucoup, au sens premier de l'excitation, d'avoir des rimes qui claquent, d'avoir des phrases, les phrases longues, les phrases courtes."
Son père lui a aussi communiqué son obsession de la bonne diction, et du respect de la ponctuation : "J'ai un père un peu cinglé qui m'apprend la ponctuation comme si c'était de la musique. (…) Il fallait mettre le ton."
Tension entre hyperactivité et résonance
Charles Pépin fait appel au sociologue Hartmut Rosa pour parler de Lou Doillon : "Que nous dit Hartmut Rosa ? Que notre époque est caractérisée par de grandes tensions, de grands mouvements, un mouvement qui va vers l'accélération. Tout va plus vite. Les flux, les personnes, les idées, les infos... tout s'accélère et ça détruirait s'il n'y avait pas un contrepoison qui est la résonance."
Lou Doillon se retrouve totalement dans cette tension, comme elle l'explique :
"Ça me plaît beaucoup et effectivement, je pense que c'est la tension entre les deux. Ça me plaît souvent d'être en promo, quand dans les émissions, l'on fait un résumé de ma vie. D'un coup je respire, et je me dis que ça va, que j'ai fait deux ou trois trucs parce que c'est vrai que moi j'ai l'impression de rien glander toute la journée, d'être terriblement lente et je prends tellement de plaisir, énormément de plaisir à lire, ce qui aujourd'hui est un temps étrange à trouver, de passer trois ou quatre heures à lire. On a l'impression qu'on a pris trop de temps pour soi."
Pour profiter de cette échange passionnant entre Lou Doillon et Charles Pépin, écoutez l'émission dans son intégralité.