En 1817, le jeune Henri Beyle visite la ville de Florence. En sortant de la basilique Santa Croce, il éprouve une sensation qu’il n’a pas connue jusque là. Il faut dire que c’est une des plus grandes églises franciscaines au monde, qu’elle abrite des œuvres magistrales de Giotto ou Donatello, des fresques, peintures et sculptures, des vitraux. S’y trouvent aussi les tombes de Michel-Ange, Machiavel, Galilée, Rossini. Le jeune écrivain, qui n'est autre que Stendhal, est tour à tour défait, transporté et proche de l’évanouissement, profondément marqué par la puissance esthétique de la basilique et de la ville.
J'étais dans une sorte d'extase, écrit-il par l'idée d'être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.
160 ans plus tard, en 1990, une psychiatre italienne, Graziella Magherini, mène une étude clinique pendant une période de vingt ans sur deux cents patients en état de choc après avoir visité la Galerie des Offices. Ils décrivent les mêmes symptômes : un éblouissement, un ravissement total, une illumination qui fait défaillir, qui provoque des hallucinations, délires et vertiges, sueurs, anxiété et tachycardie, voire même la diarrhée du voyageur. Ce qu’elle appelle le syndrome de Stendhal atteint surtout, d’après elle, des voyageurs seuls et sensibles. Pour faire cesser la crise, le remède est simple : quitter la ville. Dans le milieu médical, toutefois, le soi-disant syndrome suscite au mieux le scepticisme : mythe, ou réalité ?
Quoi qu'il en soit, l'émotion dépasse parfois la raison, et peut transporter chacun dans des états hors du commun.
C'est parfois un sourire. Un jour, une étudiante russe en histoire de l’art est submergée par la beauté humaine.
C’était un cours de grec ancien. On n’était même pas une dizaine d’étudiants. On a commencé le cours, comme d’habitude. Je regardais mon professeur, qui d’habitude est quelqu’un de très sérieux, qui ne sourit pas beaucoup. D’un coup j’ai été surprise quand il a souri comme un enfant. Ses yeux brillaient, et on voyait la vraie joie.
Ce sourire enfantin la surprend, dans sa beauté et sa puissance :
Quelque chose a bougé en moi. C’était juste un instant mais c’était très très beau. C’est rare, aujourd’hui, que des adultes aient des sourires d’enfants. J’ai ressenti comme une boule dans le ventre, entre le ventre et le coeur.
Si les années ont passé depuis ce sourire révélateur, la jeune femme repense parfois à ce moment « d’élévation ». Elle n'est plus élève de ce professeur, mais elle le croise parfois dans la rue et le voit sourire.
Quand je pense à ce moment, à chaque fois c’est comme une élévation, quelque chose de particulier. Le fait d’en parler, ça me revient, et je revois exactement le visage, les traits.
C’est aussi une œuvre d’art. En flânant seul dans Chicago, un homme décide d’aller contempler le célébrissime Rue de Paris, temps la pluie de Caillebotte à l'Art Institute. Un moment d’émotion, qui n’atteint pas ce qui l’attend devant Les Deux Soeurs de Renoir :
Je regarde ce tableau. Le rouge, les fleurs de Renoir, ces deux petites filles avec des petites robes d’été, les yeux noirs, ces petites filles qui me regardent… Flûte, je ne peux plus le voir, j’ai les yeux qui sont embués de larmes. J’ai honte, un monsieur de mon âge quand même… Alors je me recule un peu, je regarde, et à mes cotés, une dame, à peu près de mon âge, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam, dans le même état, avec son mouchoir, toute seule elle aussi.
Touché en plein cœur, l’émotion le saisit. C'est comme un choc profond, un ravissement qui côtoie les territoires de l’indicible :
Il y a une émotion qui se dégage de ce tableau, qui est absolument exceptionnelle, qui vous prend à la gorge, au coeur. C’est le regard de ces deux petites filles. [...] J’étais sur un nuage, après, j’étais bien, je me sentais vraiment beaucoup plus utile sur cette planète. Vous vous sentez moins mortel, comme dirait Proust, éternel. C’est ça la vie.
C’est aussi au cœur des vacances. En l’an 2006, en Sicile, non loin de Palerme, avec la famille. Un matin, père, mère et enfants atterrissent sur une grande place et vagabondent. Ils marchent et arrivent sur des hauteurs, quand le sublime de la nature s’est soudain manifesté :
On s’est arrêté tous en même temps, on s’est regardé avec des yeux écarquillés, et on a regardé la vue inouïe, à laquelle on ne s’attendait absolument pas, face à cette mer. [...] Le bleu se confondait avec le bleu du ciel, et on ne distinguait plus ni l’un ni l’autre. C’était un bleu pâle, pas un bleu azur. Un bleu qui se levait.
Pendant ces « vingt minutes d’extase », c’est un arrêt total. La famille est secouée, remuée. Même les enfants se taisent, si bien que le silence envahit tout.
Vous vivez un moment qui est hors du commun.
Et parfois, ça comment par un projet d’architecture. Un groupe d’amis se rend au Maroc, décidé à visiter le sud du pays en partant de Casablanca.
On a roulé toute la nuit, on est rentré dans des villes, qui étaient comme une porte vers le désert.
Les locaux qu’ils rencontrent proposent aux amis de les conduire à un lieu qu’ils connaissent. L’endroit est gigantesque et splendide, à rebours des idées reçues sur le désert.
Vous êtes pris par une sensation de beauté et d’évidence. Quelque chose de profond, a la fois doux et choquant.
Les amis font l’expérience du sublime : ils sont pris par le paysage, comme engloutis voire dépassés par le silence de la nature.
Quand la beauté a le dessus sur vous, vous ne pouvez rien faire. Faut juste vous laisser aller. Je n’avais jamais ressenti mon coeur aussi vibrant, aussi puissant, aussi présent. J’ai pensé que jamais je n’avais ressenti une telle force du coeur.
Le dialogue émotionnel, comme romantique entre le moi et le monde, s’impose alors comme un élément fondateur de l’existence, voire même une expérience qui change la vie…
Reportage : Elise Andrieu
Réalisation : Emmanuel Geoffroy, François Caunac
Merci aux personnes qui nous ont confié leurs éblouissements, à Olivier, Douria, Lydie, Floriane et Cécile.
Musique de fin : "Hang Me Oh Hang Me", Oscar Isaac (2013) - Album : Inside Llewyn Davis. Original Soundtrack Recording, 2013 - Label : Nonesuch Records.
Première diffusion : 04/06/2018.