L'histoire est faite de dates, de hauts faits, de catastrophes et de grands hommes, mais aussi et surtout d'anecdotes, de vies ordinaires, de gestes et d'habitudes. De ces usages qui naissent et disparaissent, parfois sans laisser de traces et qui pourtant disent tant de l'époque qui les a vus naître... En cédant au charme du détail, ce podcast propose de découvrir des modes et des usages oubliés qui résonnent avec la crise du Covid, et de les soumettre au regard d'une historienne ou d'un historien.
Venise, un matin d’hiver de 1562
Une gondole s’avance lentement, au rythme de la perche qui glisse dans les eaux noires du grand canal. A son bord un voyageur et son serviteur, Ils s’amarrent et montent les marches qui mènent au porche d’un palais à la façade rose. On fait entrer le voyageur dans un petit cabinet. Sur le mur du fond un meuble d’ébène sculpté, une sorte de grande armoire couverte d’écailles de nacre, avec fronton et colonnettes, dont on lui ouvre les deux battants, face à lui une centaines de petits tiroirs. Le voyageur les tire un à un, il y trouve : des œufs aux couleurs étranges, des pierres rares, des coraux, de l’ambre, des reptiles séchés, des insectes pris dans la résine, des os, des bézoards, des griffes, des crânes, des graines, des fossiles. Quand il a bien tout regardé, il s’approche lentement d’une table, au centre de la pièce, sur la table, il y a une vitrine délicate sur laquelle il se penche le cœur battant. Et là, posée sur un coussin écarlate, une corne de licorne, longue, droite, blanche et torsadée. Lui qui pensait mourir sans jamais en avoir vu…
Il faut dire qu’au XVIe siècle, s'ils sont très peu à en posséder une entière : des princes, quelques rois, des cardinaux et des papes bien sûr, puisque la licorne symbolise un peu Marie et Jésus à la fois. La Vierge, parce qu’on dit qu’elle sait percevoir la virginité, et c’est pour ça qu’elle est souvent représentée dans les Annonciations. Et le Christ, parce qu’elle est souvent traîtreusement tuée, le flanc percé par une lance, comme Jésus sur la croix. Et par conséquent toute cathédrale qui se respecte se doit d’en posséder une, comme à Milan, Londres, Strasbourg, Westminster, Cracovie, Mantoue, Florence et évidemment au Vatican.
Et c’est d’autant plus prestigieux que la corne de licorne est rare, presque introuvable et dotée de pouvoirs mystérieux, au point qu'en avoir un morceau, un tronçon ou même une simple tranche est déjà un signe de pouvoir.
Elle vaut 10 fois son pesant d’or : Laurent le Magnifique a payé la sienne 6 000 florins, le pape Jules III 90 000 écus, quant à la République de Venise, elle est prête à mettre 30 000 ducats pour en acquérir une troisième. En 1533, Clément VII en offre une à François 1er. Quant à Mazarin, il en possédait deux, dont une de 7 pieds qui valait 2 000 livres. Mais la plus belle est celle qu’Haroun Al Rashid a offerte à Charlemagne .
La corne de licorne, trésor des cabinets de curiosités
Bref, la corne de licorne est le Graal des cabinets de curiosité mais aussi l’ébauche des collections qui, au XVIe siècle, disent le prestige des riches et des puissants. On y rassemble, dans des meubles taillés sur mesure, les merveilles et les bizarreries de la création. Là, s’affirme le génie humain mais aussi la puissance divine, et ces cabinets sont le maillon entre un monde gouverné par le merveilleux et la religion, et l’avènement prochain d’un monde guidé par les sciences. Le cabinet de curiosité est du coup, un peu aussi, l’ancêtre du musée.
Mais revenons à la corne de licorne, clou des collections et d’autant plus rare et chère, que, petit détail cocasse, la licorne n’existe pas. Et ce qu’on trouve à la Renaissance dans les tiroirs des princes sont de vulgaires morceaux de corne d’antilope, d’oryx, de défense d’éléphant, de dent de narval, ou de morse. Et c’est ce qui explique sans doute que, même à l’époque, rares sont ceux qui osent prétendre en avoir vu.
Pourtant elle trottine avec insolence dans les pages de l’Ancien Testament la licorne, et c’est d’ailleurs la principale preuve de son existence. Elle est aussi présente dans tous les bestiaires du Moyen Âge et ce n’est qu’au XIIIe siècle qu’elle devient ce délicat cheval immaculé avec son élégante corne d’ivoire torsadée, plantée bien droite au milieu du front.
En tout cas, si on tient tant à la capturer, c’est que depuis la fin du Moyen Âge on connait les propriétés de sa corne : râpée, en poudre ou en amulette elle est le contre poison absolu, au point que les plus méfiants aiment en faire des gobelets. Avec sa peau, on peut même se faire une ceinture qui éloigne la peste et Hildegarde de Bingen recommande chaudement d’utiliser son foie pour combattre la lèpre…
La Renaissance ou la dévaluation d'un animal mythique
Pourtant, certains mécréants de la Renaissance commencent à douter des vertus de la corne, et des médecins comme Andréa Marini en 1566 ou Ambroise Paré en 1582 commencent à être plus que circonspects. Le médecin du roi écrit même un texte qui remet en cause de façon rationnelle et scientifique les propriétés curatives de la momie, du venin et de la corne de licorne, mais il n’ose tout de même pas aller jusqu’à nier l’existence de l’animal… qui est je vous le rappelle attestée par la Bible, et en ces temps de protestantisme, on ne rigole pas trop avec la foi.
Et puis il y a autre chose, les décennies passent et la corne de licorne qui était quasi introuvable, devient de plus en plus facile à trouver, et bizarrement, cette augmentation de la quantité de corne de licorne est liée au développement de la pêche au narval.
Et là c’en est trop, le cours de la corne chute dangereusement, bientôt vendue à peine 30 livres, elle déserte définitivement les cabinets de curiosité. Et d’ailleurs les cabinets de curiosité disparaissent eux aussi, ils cèdent la place à l'engouement pour la science, la vraie, et l'histoire naturelle.
Alors désormais seuls les apothicaires recherchent encore la véritable dent du narval, désormais dite licorne de mer, pour mieux brouiller les pistes, et qui, elle aussi , et c’est bien pratique, guérit tout ce qu’on veut mais qui a au moins le mérite d'exister...
Le recours au miraculeux, une constante en période d'épidémie ?
Patrice Bourdelais est historien, démographe, spécialiste de l'histoire des épidémies et de la santé publique. Il a écrit Les Epidémies terrassées aux éditions de La Martinière, Visages du choléra, Une peur bleue sur l'histoire du choléra en France, ou encore Peurs et terreurs face à la contagion.
**Perrine Kervan : Durant les grands moments épidémiques de l'histoire, on a vu beaucoup de remèdes miraculeux, dont la corne de licorne qui pouvait guérir la peste, les empoisonnements et la lèpre. Est-ce que ce recours au miraculeux est une constante des épidémies ? **
Patrice Bourdelais : Alors, je pense qu'on peut dire qu'il s'agit d'une constante, effectivement, qu'on retrouve donc à toutes les époques. J'allais dire jusqu'à la nôtre puisque nous avons vu émerger même il y a quelques mois, d'un côté l'Artemisia comme remède miraculeux contre le Covid-19 et de l'autre, plus scientifique, mais néanmoins promue de façon assez forte dans les médias la fameuse hydroxychloroquine associée à l'azythromicine.
**PK : Qu'est-ce que l'Artemisia ? **
PB : C'est une plante qui protège du paludisme et que le président de Madagascar a promue récemment au rang de remède miracle contre le Covid-19. Dès que la médecine est en échec, on a, même aujourd'hui, très facilement recours à des produits qui paraissent salutaires. C'est une forme de refuge au fond face à une inconnue sur le futur de l'épidémie.
**PK : La chute du cours de la corne de licorne et la désaffection pour les cabinets de curiosités accompagnent aussi le mouvement d'une société qui passe d'un régime de croyance à un régime de scientificité au XVIIIe siècle. Observe-t-on aujourd'hui un moment de bascule similaire ? **
PB : Sur un plan d'analyse de long terme de ce basculement, on peut dire pour aller vite que c'est un mouvement qui accompagne celui de la laïcisation des attitudes devant la vie et qui s'ancre, se développe dans la deuxième partie du XVIIIe siècle au moment de l'âge des Lumières. Il s'agit de la conviction que le progrès des connaissances et des découvertes scientifiques va engendrer une amélioration globale de la vie sociale, économique et culturelle. Et sur le plan médical et sanitaire, c'est un mouvement qui prend forme de façon éclatante, un peu trop peut-être, avec la découverte de la vaccine par Edward Jenner, qui est loin d'une découverte de laboratoire. Cette vaccination est très efficace contre la variole. Elle fait le tour du monde en quelques années. C'est dire à quel point elle a été adoptée rapidement par les populations. Et elle est perçue comme le premier pas de la victoire de nos sociétés contre les épidémies et les maladies contagieuses. Et donc cette idéologie du progrès va s'appuyer sur ce genre de victoire éclatante. Et puis, au cours du XIXe siècle, vous avez la microbiologie qui découvre énormément de germes pathogènes de toutes nos maladies à la fin du siècle. Pasteur et Koch en sont les deux grandes figures. On met au point des sérums et des vaccins pour se protéger de ces maladies.
Puis, avec la Seconde Guerre mondiale, on arrive aux antibiotiques. Et au fond, dans les années 1970, tout le monde pense, y compris à l'OMS, que l'homme est capable d'éradiquer les maladies infectieuses contagieuses une à une. Ce qui est entrepris avec la variole qu'on parvient à éradiquer en 1979-1980. On lance un grand programme d'éradication de la poliomyélite qui échoue à très peu de choses près, mais qui échoue, etc. Et ensuite, au fond, le basculement arrive dans les années 1980 pour les spécialistes, pas pour l'opinion générale. C'est l'époque où le sida arrive aussi. C'est une grande leçon d'humilité pour nos sociétés. Et puis, beaucoup de maladies émergentes ou ré-émergentes se manifestent, des tuberculoses résistantes, de nouvelles fièvres, une extension des anciennes. Et au fond, tout cela a conduit tout de même la population à faire une confiance démesurée dans la médecine.
PK : Finalement, ce scientisme n'est-il pas devenu une forme de croyance ?
PB : Il y a une forme de croyance, je pense qu'on peut le dire dans une certaine partie de la population, au moins parce qu'il y a ce qui peut être considéré comme des preuves illustratives, des faits, c'est la force du fait.
PK : Nous sommes-nous laissés surprendre - voire aveugler - par ce scientisme ?
Oui trop d'assurance. D'autant plus que quand on observe ce qui s'est produit depuis les années 2000, vous avez le SRAS, Grosse alerte, très peu de morts. Vous avez la grippe aviaire. Énorme alerte. Très peu de morts. H1N1, 312 morts en France. Le MERS, pratiquement pas de mortalité. Et donc, il y a eu une sorte de tranquillité, puisque même quand il y avait des menaces très fortes avec des états d'alerte au niveau de celui qu'on a connu, on avait réussi à contrôler la situation et qu'au fond, c'était cette certitude que notre état sanitaire général, notre couverture vaccinale, notre niveau de vie, etc., nous mettait à l'abri de ces épidémies. Une telle assurance, évidemment, ça peut avoir des effets terribles sur le manque de préparation.
**PK : La crise que nous traversons vous aide-t-elle à mieux comprendre les épidémies de choléra ou de peste, par exemple, que vous avez étudiées au travers des archives ? **
PB : Ce qui me surprend le plus dans ce que je viens de vivre, c'est que collectivement, nous ayons pu imaginer que les grandes épidémies appartenaient à un passé révolu. Ce que je retrouve par rapport aux épidémies anciennes, c'est que toute épidémie est un moment où chaque groupe socioprofessionnel essaie d'instrumentaliser l'épidémie à son profit. C'est finalement une loi dans toutes les épidémies.
Ce qui m'a frappé aussi, c'est à quel point la science qui s'était construite contre les savoirs populaires sur le corps et la maladie dénigre encore aujourd'hui ce qui est un peu trop intuitif. Et pour moi, le cas du masque est extraordinairement exemplaire de ça. Parce qu'au fond, notre directeur général de la santé aurait pu dire au début "Il y a beaucoup de personnes dans le monde qui portent des masques. Ça semble ancré depuis des décennies chez certaines populations, donc ce n'est peut être pas inutile quand même. Si vous voulez vous en faire, il faut mettre trois couches de tissu". On n'avait pas besoin d'en dire plus. Alors que, et c'est une attitude de la science vraiment insupportable, il a fallu une explication physico-technique sur la taille des postillons pour justifier que non, il n'y avait pas besoin de masque. Ce qui est quand même pour moi un exemple assez extraordinaire de cette manière que la science a eu souvent de considérer qu'il n'y avait pas de savoir populaire valide. Les personnes qui, au Xe et XVIe, XVIIe, XVIIIe siècle, ignoraient tout du germe de la peste ont néanmoins su créer des dispositifs pour s'en protéger. Regardez de près quels sont les acquis de l'observation récurrente, répétée des populations. C'est aussi quelque chose, une forme d'humilité, sans doute.
Et si je dois conclure, je pense que si cette humilité était adoptée par nos médecins à la suite de cet échec face au coronavirus ce ne serait pas si mal.
"C'était à la mode", chronique des usages oubliées
L'histoire est faite de dates, de hauts faits, de catastrophes et de grands hommes, mais aussi et surtout d'anecdotes, de vies ordinaires, de gestes et d'habitudes. De ces usages qui naissent et disparaissent, parfois sans laisser de traces et qui pourtant disent tant de l'époque qui les a vus naître... En cédant au charme du détail, ce podcast propose de découvrir des modes et des usages oubliés qui résonnent avec la crise du Covid, et de les soumettre au regard d'une historienne ou d'un historien. Un rendez-vous proposé par Perrine Kervran, réalisé par Véronique Samouiloff.
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