Dans un court texte, paru en 1999, Luftkrieg und Literatur [Guerre aérienne et littérature] publié aux éditions Actes Sud sous le titre plus générique De la destruction, le grand écrivain allemand W.G. Sebald faisait observer que le bombardement des villes allemandes durant la Seconde Guerre mondiale avait fait l’objet d’un étrange refoulement dans la littérature allemande d’après-guerre.
Les bombardements aériens des grandes villes allemandes, un sujet tabou ?
Désireux de reconstruire leurs deux pays sur de toutes nouvelles bases, d’oublier les hontes de leur propre passé, les Allemands ne voulaient pas se souvenir non plus de la destruction, militairement injustifiée, de plusieurs villes allemandes. Un million de tonnes de bombes lancées depuis les airs par la seule Royal Airforce. Six cent mille victimes civiles en Allemagne.
Mais la Luftwaffe n’avait-elle pas enclenché elle-même ce processus dément, en bombardant Varsovie en septembre 1939 ? Londres, Coventry, Birmingham et Manchester durant le Blitz entre septembre 1940 et mai 1941 ? Lorsqu’il se rend, une première fois, à Manchester, en 1969, Sebald observe que dans certains quartiers de cette ville, il reste des immeubles en ruines, datant de cette époque.
L’aptitude des hommes à oublier ce qu’ils ne veulent pas savoir, écrit-il, à détourner le regard de ce qu’ils ont devant eux, a rarement été mise à l’épreuve comme dans l’Allemagne de cette époque.
W. G. Sebald, Les Emigrants, Actes Sud
Le "miracle économique" de l’après-guerre en République fédérale exigeait le refoulement de toute la période 1933-1945. C'est la "génération de 1968" qui a obligé ses parents à rendre des comptes sur leur comportement personnel durant la période nazie. Mais les souffrances allemandes, elles, n'avaient toujours pas voix au chapitre.
1945. L'exode des Allemands des provinces orientales du Reich
Mais il y a d’autres évènements tragiques de l'histoire allemande qui ne sont pas abordés par la littérature. L'exode, en 1945, de millions de civils allemands vivant dans les "territoires de l’Est", devant l’avancée d’une Armée rouge bien décidée à venger les atrocités commises par les troupes allemandes en URSS. Quelque 7 millions de femmes, de vieillards et d'enfants ont été expulsés de régions où ils vivaient depuis des siècles.
Entre 1945 et 1950, ce sont plus de 12 millions de réfugiés qui vont arriver dans l'Allemagne désormais divisée, soit 18 % de la population de la République fédérale au début des années 1960. Et ils pesaient d’un poids politique considérable. En particulier en Bavière. C’est Helmut Kohl qui mit un terme définitif aux vieilles revendications allemandes sur la Poméranie, la Silésie, la Prusse orientale, qui inquiétaient légitimement les Polonais. Il avait compris que c'était l'un des prix à payer pour l'unification de l'Allemagne.
Un château oublié par les drames de l'histoire
Il est donc à présent possible d’évoquer le sort des réfugiés allemands des territoires de l’Est, fuyant l’avancée des Soviétiques sans nourrir un vieux filon revanchiste d’extrême droite. C'est ce qu’a fait l’un des plus grands écrivains allemands de notre temps, Walter Kempowski (1929-2007), dans Schluss ? La plus grande partie de ce roman récemment traduit en français se déroule dans le manoir quelque peu délabré d’une vieille famille de l’aristocratie allemande.
Il y a là la mère, Katharina, obsédée par le vague souvenir d’un flirt adultère ; la tante, exilée de sa chère Poméranie, qui gère ce qui reste du domaine et régente les domestiques ukrainiennes. Et un garçonnet, Peter, très occupé par son train électrique, son microscope et par les cours que vient lui prodiguer à domicile un vieil enseignant, vaguement amoureux de sa mère, et qui espère qu’on lui donnera quelque chose de chaud à manger à la cuisine, l'une des rares pièces chauffées du manoir. Ce dernier collectionne les lettres de ses anciens élèves, relatant leurs exploits et leurs souffrances sur le front. Après la guerre, il compte "publier un recueil de ces textes admirables"...
A la cuisine, deux servantes ukrainiennes se disputent sans cesse. Ce petit château semble oublié par les drames de l’histoire. Ces personnages vivent au bord d’un précipice qui va les engloutir, mais ils imaginent pouvoir continuer leurs petites vies allemandes, bien ordonnées, faites de collections de timbres et références culturelles. Kempowski rapporte au style indirect les pensées et les actions des uns et des autres avec un détachement teinté d’ironie.
Chronique d'un monde qui bascule
Jusque-là, on se croirait dans un roman post-romantique d’Eduard von Keyserling. Sauf que le père est absent : il fait la guerre quelque part en Italie. Que depuis le lotissement social, de l’autre côté de la rue, le responsable local du Parti nazi, ne cesse de venir inspecter ce qui se trame au manoir : il suspecte ces aristocrates d’indépendance d’esprit. Et que sur la route, la file des chariots tirés par des chevaux ne cesse de grossir. Les civils allemands fuient dans l’hiver glacial, croisant de temps à autres des colonnes de blindés qui montent vers le front.
Dans la salle de billard désertée parce que non chauffée, des cousins ont laissé leur argenterie et d’autres possessions précieuses. Ils ont prévenu que rien ne devra manquer lorsqu’ils viendront "en reprendre possession après la guerre"... Ces gens-là ne doutent de rien !
La vie assoupie du vieux manoir est troublée par le passage de réfugiés, de plus en plus envahissants. Chacun semble poursuivre une obsession particulière. Et le chaos de l’histoire se fait de plus en plus proche et de plus en plus insistant, de plus en plus inquiétant. Bientôt, l’énergique vieille tante ordonne au jardinier polonais de préparer la vieille calèche et un attelage. Il va falloir rejoindre le flot des réfugiés. On ne pourra pas attendre Katharina : elle est en prison, pour avoir donné refuge, une nuit, dans sa propre chambre à un Juif en fuite. Elle se croit protégée par son appartenance à une vieille famille locale. Mais son monde a basculé et plus rien ne la protège.
Car, à la fin de l’histoire, le chaos de la guerre aura raison de cette apparence de respectabilité et de stabilité. Tout volera en éclats. Seuls, les "chiens de garde" nazis maintiennent l’illusion d’un ordre, tandis que les chariots se fraient un chemin de plus en plus hasardeux sur la Baltique gelée. La plupart mourront en chemin. Mais pourquoi, à l'époque des victoires, avoir applaudi Adolf Hitler ?