La lutte des générations est-elle en train de remplacer la lutte des classes ? Aux Etats-Unis, à en croire de nombreux commentateurs, le parti démocrate serait devenu le parti des jeunes et le parti républicain celui des retraités. C’est notamment l’avis de l’historien Niall Ferguson. " Ce réalignement, basé sur l’appartenance générationnelle, a de profondes implications pour l’avenir de la politique américaine […] Le rendez-vous des jeunes électeurs avec le destin viendra entre le milieu et la fin des années 2020", écrivait-il récemment dans The Atlantic.
Les Justices Democrats en phase avec des "Progressive Activists", qui compose désormais près d'un tiers de l'électorat du parti
Un autre contributeur du magazine The Atlantic, Derek Thompson estime que Niall Ferguson a tort. "L’âge ne divise pas les Républicains, d’un côté et les Démocrates, de l’autre : l’âge oppose les jeunes gauchistes à la fois aux Républicains et aux Démocrates. Les démocrates de moins de trente ans n’éprouvaient presque aucun intérêt pour celui des candidats qui a fait la course en tête [Joe Biden]. Et les Démocrates de plus de 65 ans n’ont aucun intérêt mesurable pour le candidat préféré de la jeune génération [Bernie Sanders]. […] Il serait donc plus utile de considérer les jeunes progressistes comme un tiers parti, coincé dans un système bipartisan."
Les contours de ce tiers parti, dont le programme est franchement socialiste, ont été bien dessinés par une étude de 2018, The Hiden Tribes of America, qui analyse les causes de la polarisation politique aux Etats-Unis. Cette sensibilité politique, que l’étude en question a surnommée les Progressive Activists, représentent 8 % de la population des Etats-Unis, mais pas loin d’un tiers des électeurs du parti démocrate. L’étude les qualifie par cinq adjectifs : jeunes, sécularisés, cosmopolites, en colère et blancs. Ils disent qu’ils ont "honte de leur pays". Ils sont favorables à l’immigration. Ils sont très préoccupés par l’environnement et davantage concernés par la violence policière que par la délinquance ou par le terrorisme.
Certes, ce sont encore des seniors qui mènent la danse au sein du parti démocrate. Les plus hauts responsables sont même des septuagénaires : le président Joe Biden est né en 1942, Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, en 1940. Le sénateur Bernie Sanders lui-même est de 1941. Mais déjà, ce sont des Millennials qui commencent à dicter l’agenda. Alexandria Ocasio-Cortez (née en 1989) en est l’une des représentantes les plus combatives. Elle a imposé le Green New Deal au parti, sinon au président Biden lui-même. Elle se réclame du socialisme, comme la majorité des jeunes électeurs démocrates.
Clivage idéologique plus que fracture générationnelle ?
Alexandria Ocasio-Cortez fait partie d’un groupe de jeunes activistes, les Justice Democrats, qui ont décidé d’investir le Parti démocrate afin de le gauchir, en s’inspirant des méthodes utilisées par le Tea Party pour droitiser le Parti républicain. Ils prétendent imposer au vieux parti du centre-gauche un "réalignement idéologique" inspiré par un "populisme progressiste", qui ferait pendant, à la gauche démocrate, au populisme de droite légué par Trump au parti républicain.
Ils ont été très actifs durant les primaires. Ils sélectionnent des circonscriptions où l’élu appartenant au Parti démocrate est bien installé et ne risque pas d’être battu par un Républicain et menacent de torpiller sa campagne ou de présenter un des leurs contre lui s’il refuse d’intégrer une partie de leur programme dans le sien. "Leur but est de remplacer autant de Démocrates d’establishment que possible", écrit Andrew Marantz dans le New Yorker. Bernie Sanders se vante d’avoir ainsi réussi à gauchir quelque peu le programme de Joe Biden, à défaut d’être parvenu à le battre aux primaires. Mais à la différence du sénateur du Vermont (né en 1941), la plupart des têtes pensantes des Justice Democrats sont très jeunes : Alexandra Rojas, leur directrice exécutive, est née en 1995, Varshini Prakash, directrice exécutive de Sunrise, en 1993, Sean McElwee, le directeur exécutif de Data for Progress, en 1992, Ava Benezra, la directrice de campagne des Justice Democrats, a moins de trente ans…
Dans un autre pays, Joe Biden et moi, nous ne serions pas dans le même parti.
Alexandria Ocasio-Cortez
Il ne s’agit pas seulement d’un clivage générationnel (puisqu’un écart de 42 ans les sépare), mais bien d’une différence fondamentale de ligne politique. Comme l’explique crûment Waleed Shahid, le directeur de communication des Justice Democrats, "dans un système bi-partisan, la seule manière d’y arriver, c’est de commencer à l’intérieur d’un des deux partis et, finalement, d’essayer de s’en emparer." Les Justice Democrats qui ne comptent qu’une dizaine de membres au Congrès après les élections de 2020, espèrent bien obtenir de nouveaux sièges aux mid-terms de 2022. Ils estiment que le temps joue pour eux : ils séduisent les moins de quarante ans, sensibles à leurs thématiques socialistes.