"Plus les grandes villes du monde deviennent stupéfiantes d’élégance et de proportion, de pouvoir et d’influence, plus cataclysmiques sont les soulèvements, plus vastes les armées de déracinés, de déshérités, de sans foyer et de sans le sou" Henry Miller, Le Colosse de Maroussi
Fortes de leurs millions, sinon de leurs dizaines de millions d’habitants, les mégapoles se multiplient dans le monde. Lagos, Delhi, Khartoum ou Ho Chi Minh-Ville, ces villes gigantesques continuent de se remplir. Pendant ce temps, les réserves d’eau n’augmentent pas. Pire encore, elles ont tendance à se tarir.
Quelques cas de graves pénuries ont alarmé sur le risque de manque d’eau dans les très grandes villes ces dernières années. Au Cap, à Barcelone, ou à Sao Paulo, les habitants ont eu bien peur d’être à sec. Dans un contexte de changement climatique, de multiplication des sécheresses et de modification du régime des pluies, la question de fournir de telles populations en eau sur des territoires si restreints se pose. Les sécheresses se mêlent à une urbanisation souvent anarchique, dans un monde de plus en plus citadin.
Quelle est la réalité des pénuries d’eau et des risques qui pèsent sur les populations des mégapoles ? Pour celles où sonne l’alerte, quelles solutions à court terme peuvent être adoptées ? A plus long terme, quels efforts peuvent ou doivent être fournis pour que l’eau coule toujours du robinet ?
Julie Gacon reçoit Bernard Barraqué, directeur de recherche CNRS émérite au CIRED, spécialiste de la gestion de l'eau urbaine ainsi que François Molle, géographe, directeur de recherche à l'Institut de Recherche pour le Développement et spécialiste des politiques de l’eau et de la gouvernance de l’eau en Asie et en région méditerranéenne.
François Molle évoque la métropole sud-africaine du Cap, un cas d'école des villes sujettes aux pénuries : “Le Cap est une illustration de la diversité des causes de pénuries. La ville dépend presque uniquement de six réservoirs, ce sont des eaux de surface dont le remplissage est aléatoire ce qui crée une grosse vulnérabilité hydraulique. Il y a aussi des causes institutionnelles avec des conflits de responsabilité entre la municipalité, la province du Cap et l’État qui ne dépendent pas du même bord politique. C’est aussi un arbitrage d’allocation entre secteurs. Les réservoirs alimentent pour un tiers l’agriculture, notamment vinicole, une exportation phare du pays. On n’a pas su revoir à la baisse la part de l’agriculture. Enfin, l’effort mis sur la gestion de la demande pendant plusieurs années a provoqué une négligence de l’offre, c’est-à-dire le captage de davantage de ressources. Ces défaillances structurelles et politiques vont être révélées par trois années de sécheresse entre 2015 et 2018.”
Selon Bernard Barraqué, le réchauffement climatique n’est pas la principale cause du manque d’accès à l’eau dans les mégapoles : “Dans les pays du sud, les populations rurales pauvres continuent de venir s’installer dans les grandes villes du sud. Cette urbanisation se fait n’importe où, de manière informelle, ce qui les rend vulnérables aux risques d’inondations aggravant dans le même temps les pénuries d’eau [à cause de la salinisation notamment].”
“Pour trouver de nouvelles sources d’eau, les villes disposent de plusieurs solutions. En bord de mer, elles utilisent de plus en plus la désalinisation. Le coût rentre en ligne de compte : c’est généralement moins cher de pomper que de faire venir l’eau de loin ou de désaliniser. Cependant, c’est souvent la dimension politique qui est la prégnante. Les villes disposant d’un fort ascendant politique comme les capitales vont chercher les sources d’eau dont l’accaparement peut se faire à moindre résistance politique” explique François Molle.
Pour Bernard Barraqué la politique hydraulique de la capitale catalane est un exemple “Barcelone a imaginé un fabuleux projet de captation du Rhône par 300 km de tuyaux, car elle pensait gagner un million d'habitants. Finalement, elle a opté pour une usine de dessalement : c’était beaucoup moins cher, et même si c’est coûteux en énergie, il est possible de l’activer seulement en cas de besoin.”
Pour aller plus loin :
Seconde partie : le focus du jour
L’accès à l’eau à Jakarta : source et révélateur d’inégalités
Avec Judicaëlle Dietrich, maîtresse de conférences en géographie.
Suivre le fil de l’eau permet aussi de suivre le cours des inégalités. Dans une grande ville comme Jakarta, la capitale indonésienne, les politiques menées par la ville favorisent ceux qui ont les moyens de puiser de l’eau claire en profondeur. Des ONG accèdent d’abord aux besoins des plus aisés dans les zones défavorisées, tandis que ceux qui n’ont pas accès à l’eau - et donc aussi à l’hygiène - sont stigmatisés. Une politique plus récente de municipalisation de la distribution de l’eau doit améliorer l’accès à l’eau pour tous.
Selon Judicaëlle Dietrich, à Jakarta, le système de distribution d’eau peine à se financer notamment parce que les populations les plus aisées se détournent du réseau collectif pour des installations individuelles : “les très grands consommateurs d’eau comme les hôtels ou les résidences préfèrent un investissement ponctuel fort pour capter l’eau en profondeur grâce à des puits. Ainsi, ils ont accès à une eau plus pure et ne dépendent plus du réseau d’accès à l’eau trop irrégulier.”
Références sonores & musicales
Une émission préparée par Tom Umbdenstock.