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Sheila Hicks : "L'art textile va gagner"

Arnaud Laporte
Diffusé le jeudi, 04 avril 2024 (59 min)


Elle est une figure incontournable de l’art textile, une pionnière venue du Nebraska qui nous met au défi de ne pas toucher ses tissages qui habitent les plus grands musées. Alors qu’elle expose en ce moment à Art Paris, la fileuse octogénaire retrace son parcours le temps d’un entretien cousu main.


Sheila Hicks Artiste plasticienne



   
Provient de l'émission
Affaires culturelles

Au programme
  • De l’enfant du Nebraska, qui grandit au temps de la Grande Dépression et se rêvait peintre, à la pionnière mondialement reconnue de l’art textile qu’elle est devenue, Sheila Hicks s’est tissée une vie à l’image de ses œuvres, foisonnantes, faites de mille fils comme autant d’histoires à raconter. De Josef Albers, le maître du Bauhaus qui fut son professeur à Yale, elle a appris la rigueur dans le travail des matières, alliée à un sens aigu des couleurs. De George Kubler, l'un des plus éminents spécialistes de l'art précolombien, elle tient sa conviction que le tissage est un langage complexe mais qui parle directement aux âmes. Entrée dans le textile comme l’on entre dans les ordres, après de multiples voyages en Amérique latine et au Mexique où elle s’est initiée aux techniques traditionnelles de tissage, Sheila Hicks n’a cessé depuis la fin des années 1950 de sculpter la couleur et de peindre en trois dimensions. Le fil, qu’il soit en laine, coton, nylon ou autre matière, est chez elle une ligne projetée dans l’espace, avec laquelle elle écrit un nouveau langage, à la croisée des médiums traditionnels dont elle détricote les structures rigides.

    Longtemps mise au ban de la reconnaissance, il faut attendre le milieu des années 2010 pour que Sheila Hicks rencontre enfin le succès international qu’on lui connaît aujourd’hui. A Paris, où elle vit et travaille depuis 1964, on a pu voir ses océans de ballots et ses cascades de coton ici et là, mais surtout au Centre Pompidou, qui lui a consacré la rétrospective Lignes de vie en 2018. Elle expose actuellement l’œuvre Scarlett Letter au sein de la section « Art & Craft » dirigée par Nicolas Trembley, dans le cadre de la 26ème édition d’Art Paris qui se tient du 4 au 7 avril au Grand Palais Éphémère. L’occasion idéale de la recevoir le temps d’un grand entretien, pour découvrir ce qui se trame dans son œuvre.

    Le fil comme ligne de vie

    A la Yale School of Art and Architecture, où elle fut l'une des très rares jeunes femmes, Sheila Hicks se forme à la peinture après de Rico Lebrun, Herbert Mather, mais surtout Josef Albers, peintre qui enseigna pendant 10 ans au Bauhaus. Autres rencontres importantes à cette période : celles avec l’artiste textile Anni Albers, qu'elle nous raconte au cours de l'entretien, ainsi que celle avec le professeur d’histoire de l’art hispano-américain George Kubler, l'un des plus éminents spécialistes de l'art précolombien :

    « J'avais un cours avec l'historien de l'art latino-américain, Georges Kubler, un brillant professeur qui montrait des diapos dans ses conférences qui me fascinaient. On voyait des choses comme les momies enveloppées avec des textiles, des chiffons, des choses tissées, tressées, crochetées, nouées... J'étais fascinée par la façon qu'avaient ces gens de préserver les souvenirs de leur tribu. Même les enfants morts étaient enterrés avec des bandes de textile. J'ai donc regardé de plus près les types de textile que ces hommes faisaient, sans métier à tissage. Ils étaient seulement assis par terre, avec deux bâtons. L'un attaché à la ceinture, avec des ficelles, et l'autre attaché à un arbre, aux pierres ou à un voisin, pour tirer les fils parallèlement et créer la tension, afin d'ensuite entrer, attacher et séparer les fils, pour jouer avec leurs passages dans toutes les directions. Une fois que des choses sont créées avec tous ces fils, ils lâchent, sortent les deux bâtons, et c'est aussi beau de face que de dos. Je me suis dit qu'on peut tout faire et tout vivre avec les fils. Ce sont les fils le secret. »

    Pour l’artiste, le fil possède une mémoire et il est un langage universel, dans la mesure où nous entrons tous et toutes en contact avec lui dès notre naissance, et nous ne cessons d'en être entourés et enveloppés tout au long de notre vie :

    « Je regarde comment est-ce que les gens nouent leurs chaussures dans le métro. Ça me fascine. Chaque personne à une ligne pliable, un fil, qu'il soit en coton, soie, lin ou nylon. Je dis toujours qu'il faut fermer les yeux, toucher son voisin et dire ce qu'il porte, quelle est cette matière. Tout est fait avec un fil continu, qui bouge dans tous les sens pour devenir pull-over, soutien-gorge, jupe ou chaussettes. »

    Interdit de ne pas toucher

    Coloriste, Sheila Hicks rend la couleur tactile. Comme Claude Monet ou Joan Mitchell avant elle, ses œuvres composent des symphoniques chromatiques qui jouent avec notre perception et dans lesquelles nous sommes invités à nous immerger.

    « C'est prétentieux à dire, mais je sais que l’art textile va gagner. Inévitablement. On peut mettre des sculptures, des peintures et des dessins, mais les gens sont toujours attirés par le textile. Regardez les enfants qui entrent quelque part, ils se dirigent tout de suite vers une chose qu'ils pensent pouvoir toucher. [...] Mais c'est très ennuyeux une exposition que de textile, il faut avoir des points de comparaison. »

    Contre l'interdiction de toucher qui hante les musées, l'artiste irrévérencieuse n'a de cesse de réconcilier l’œil et le toucher, l’optique et l’haptique :

    « Ne vous empêchez pas de toucher mon travail. Vérifiez que le gardien regarde de l'autre côté et allez toucher. »

    Une œuvre tentaculaire

    Les œuvres de Sheila Hicks peuvent prendre de multiples formes, tantôt miniatures tantôt monumentales. Parmi les différentes déclinaisons de sa pratique, la série des Minimes occupe une place à part. Cet ensemble recouvre les tissages de petites dimensions, variant les patrons et les matières, réalisés sans interruption par l’artiste à partir de la seconde moitié des années 1950. Les Minimes sont "des esquisses" nous dit-elle, mais aussi "des petits chants de méditation".

    « L'idée du titre de la série des "Minimes" s’est imposée parce qu'avant, quand les gens me demandaient de montrer les petites expérimentations que je faisais pour m'amuser avec les fils, je les appelais des "trucs". Ce n'était pas très élégant. Je me disais qu’on n’allait jamais arriver dans une galerie et demander qu'on nous montre ces "trucs". Je suis allée voir Suzy Langlois, une dame qui avait une galerie boulevard Saint Germain, pour montrer mes trucs, et je lui ai dit que c'était des "Minimes", c'est-à-dire de petites choses mais avec un grand avenir. Et ça s'est passé comme ça. C'était une blague, mais aussi une façon d'honorer le fait que les choses petites peuvent être de grandes idées. »

    A l’autre bout de l’échelle, il y a les œuvres monumentales de Sheila Hicks, que l’on peut considérer comme des sculptures ou des installations. Certaines font partie de séries, comme celle des colonnes colorées réalisées avec des fibres synthétiques de haute technologie et conçues pour être montrées en extérieur. D’autres, depuis la fin des années 1970, sont créées à partir de tissus chargés d'histoire, comme des draps d'hôpital ou des uniformes de soldats. D’autres encore sont des commandes pour des bâtiments d’entreprises ou d’institutions, depuis le mural pour la Fondation Ford à Manhattan (en 1967) jusqu’au rideau de théâtre pour le Centre Culturel de Gunma Kiryu, au Japon, en 2001.

    « J'ai commencé à imaginer comment habiller l'espace avec de la couleur, de la texture et de la structure : donc du textile. Le tissage est une façon de faire bouger les lignes pliables. [...] J'ai commencé à collaborer sur des projets d'architectes, imaginer des choses qui peuvent entrer et enrichir l'espace qu'ils ont dessiné, mais aussi empêcher qu’il y ait des clients qui entrent et qui prennent possession du bâtiment, en remplissant l'espace de choses incompatibles avec ça. Parce que les architectes sont des puristes, ils veulent préserver leur architecture. »

    Plus d'informations sur ses actualités :

    « J’aurais 90 ans l'année prochaine. Donc la fête continue. On y va . »

    • Elle présente l’œuvre « Scarlet Letter » à Art Paris (26ème édition), au sein de la section « Art & Craft » dirigée par Nicolas Trembley. Art Paris se tient du 4 au 7 avril au Grand Palais Éphémère.

    • L'exposition "Emerging, Submerging, Reemerging", réunissant des peintures et sculptures de Yasuhisa Kohyama, Robert Storr, Sheila Hicks et Stéphane Henry, est à découvrir du 16 mars au 1er mai à la galerie Frank Elbaz à Paris.

    • L’œuvre Vers des horizons inconnus (2023) sera montrée pour l’ouverture du Château d’Aubenas à l'été 2024.

    • Sheila Hicks prépare une double exposition au Josef Albers Museum à Bottrop et à la Kunsthalle Düsseldorf en Allemagne. L’exposition se déploie dans les deux musées simultanément, le Josef Albers Museum fera une présentation globale avec des œuvres historiques et contemporaines tandis que la Kunsthalle exposera de grandes installations qui viendront jouer avec l’architecture du lieu.

    • Sheila Hicks aura aussi une présentation à la Pinakothek der Moderne à Munich en novembre 2024.

    • Une grande exposition sur Sheila Hicks est en préparation au musée d'Art moderne de San Francisco pour 2025.

    Sons diffusés pendant l'émission :

    • Archive de Walter Gropius, architecte, designer et urbaniste, fondateur du Bauhaus, qui parle du peintre Josef Albers. Source inconnue.
    • L’anthropologue britannique Tim Ingold, dans l’émission "LSD", sur France Culture, en février 2023.
    • Archive de Georges-Henri Rivière, qui explique les objectifs du Musée des arts et traditions populaires, créé en 1937. Source inconnue.

    Le Son du Jour : “Butterfly Phase” de Kelly Moran

    Une compositrice classique signée sur le label expérimental britannique Warp, cela a de quoi surprendre. Et pourtant, Kelly Moran a tout à fait sa place aux côtés des fantasques Aphex Twin et Oneohtrix Point Never. Habituée à composer sur piano préparé, une technique inventée par John Cage qui consiste à modifier la sonorité du piano en plaçant sur les cordes divers objets, comme des boulons, des écrous et des objets en plastique, elle a récemment eu l’occasion d’expérimenter un nouvel outil, le Disklavier Yamaha.  Il s’agit d’une version moderne du piano mécanique, cet instrument programmable qui joue de la musique automatiquement à partir de rouleaux de papier perforés. Le Disklavier enregistre puis rejoue la performance tout seul. Kelly Moran s’en est donc saisie pour dépasser les limites physiques que lui imposent ses dix doigts. De cette version augmentée et dédoublée d’elle-même, elle laisse une trace : Moves in the Field , un album de dix titres qui vient de paraître. Le résultat est perturbant mais élégant. Le morceau « Butterfly Phase » est notre son du jour.

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