Sept heures de travail pour un centimètre carré de dentelle, 3 ans de travail pour un tapis de 3 mètres sur 4. Voici des femmes qui travaillent hors de tous les rendements raisonnables de production. Qui travaillent sans intérêt économique. Qui travaillent pour maintenir vivants des savoir-faire qu’aucun autre moyen de conservation ne pourrait mémoriser et transmettre. Continuer à faire pour continuer à savoir faire est le seul moyen qui vaille. Elles vouent leurs vies entières à cela. Mais pourquoi ? Se posent-elles la question ? Comment le peuvent-elles ? Comment se vivent-elles d’être des patrimoines vivants ?
Ces femmes, héritières et passeuses d’un art en sursis, héritières d’une filiation à la France peu commode. Et pourtant silencieuses. Impossible de broder ni tisser autrement qu’en silence. Immergées dans l’ouvrage jusqu’à "l’extase" disent-elles parfois. Parler leur fut même longtemps interdit.
Des femmes de harkis devenues ouvrières de la République
Mbarka travaille depuis quelques années dans l’atelier dit "de la Savonnerie" à Lodève, dans l’Hérault. Matin d’embauche à l’atelier. Les collègues, le café… et la mise en œuvre du métier à tisser qui se dresse devant elle et dont elle nous explique le fonctionnement. Elle décrit aussi le tapis commencé depuis deux ans d’après un carton datant de Louis XIV. Mbarka revient sur l’histoire qui a fait naître l’atelier de la Savonnerie : l’installation des familles Harkis à Lodève, le bûcheronnage pour les hommes, la tapisserie pour les femmes. Malraux, ministre de la Culture, qui décide son rattachement au prestigieux Mobilier National. Voilà ces femmes recluses dans l’Hérault devenues ouvrières de l’État, tapissières d’une Maison fondée par Henri IV dans le quartier des Gobelins dans une ancienne savonnerie. Bien-sûr, longtemps, on ne les paie pas au même prix que les Parisiennes, on ne leur donne pas les "belles commandes" car leur technique est insuffisante. Et il est difficile pour la mère de Mbarka, comme les autres femmes, de monter se former aux Gobelins, à Paris en laissant maris et enfants à Lodève… Mais leurs techniques s’affirment avec la génération qui suit.
Un "tombé de métier" agite l’atelier aujourd’hui. C’est rare, une fois tous les deux ans en moyenne, qui voit un tapis être défait de son métier, posé au sol, enfin devant un parterre de chefs descendus de Paris pour l’occasion, journalistes locaux, photographes… La "France éternelle" sortie des mains de femmes de Harkis : belle ironie de l’Histoire… Champagne, discours… Mais Mbarka incarne peut-être la fin d’une histoire de la "Savonnerie Harki" où l’on chante autant en arabe qu’en français. Pour intégrer l’atelier désormais, être "fille de" ne suffit plus, il faut passer un diplôme et vouloir faire ce métier astreignant quand bien d’autres s’offrent aux jeunes filles d’aujourd’hui. Nous rentrons à pied avec Mbarka par les petites rues de Lodève.
Pour en parler
- Anne Gauthier, Mbarka Nouredine, Odile Berhtier, licières
- Catherine Ruggieri, directrice du Mobilier National
- Marie-Hélène Bersani, directrice de la production des Manufactures
- Jean-Marc Sauvier, responsable de la manufacture de Lodève
Bibliographie sélective
- La savonnerie de Lodève : 50 ans de création, du modèle au tapis, Marie-Hélène Bersani
- Lodève et la manufacture de la savonnerie, Marc Bayard
- La Savonnerie de Lodève, Jean Coural
Générique
Un documentaire de Franck Cuveillier. Réalisé par Véronique Samouiloff. Prises de son, Yann Fressy. Mixage, Delphine Baudet. Archives INA, Isabelle Fort Rendu. Coordination, Christine Bernard. Attachée de production et édition web, Sylvia Favre-Steyaert.