Comment, dans la France médiévale, le blasphème est-il passé du statut de simple péché à celui de crime ? Jarnidieu ! C’est une histoire édifiante qui commence par un simple juron pour lequel on reçoit de la boue dans les yeux. Mordieu ! Un nouveau juron, c’est un passage au pilori, puis tout s’enchaîne, avec la lèvre fendue au fer chaud et, enfin, la langue coupée avant, pourquoi pas, de se rendre au bûcher pour y être brûlé vif, sacredieu !
D’un péché indéterminé à un crime distinct
Durant les premiers siècles du christianisme, le blasphème est un péché parmi les autres. Il embrasse diverses infractions, comme l’injure et l’impiété, et ne désigne pas un péché distinct. De la même manière, le droit laïc reste laconique. Vers 538, l’empereur Justinien criminalise le blasphème par une loi, la novelle 77, qui associe blasphème et sodomie.
Au 12e siècle, dans sa Somme théologique, le dominicain italien Thomas d’Aquin distingue le blasphème des autres péchés et le circonscrit à une atteinte à la sacralité de Dieu. Le blasphème n’existe ainsi qu’en relation avec une norme et un système de croyance. Cette définition laisse place à l’interprétation et ouvre la voie à des usages extensifs de la notion de blasphème. "C'est ce qu'on peut appeler un crime sans victime, en tout cas sans victime directe, et donc un crime symbolique. On va chercher à réparer l'honneur de la divinité qui ne peut pas venir porter plainte par elle-même", explique Corinne Leveleux-Teixeira, historienne du droit.
Quand le blasphème entre dans le droit laïc
Le blasphème entre dans le droit laïc entre la fin du 12e siècle et le 13e siècle, dans un moment d'affirmation du pouvoir monarchique et de transformation de la procédure juridique. Les crimes symboliques peuvent désormais être punis. "Il y a un changement du droit qui permet à un magistrat de devenir lui-même le promoteur de l'accusation", explique Corinne Leveleux-Teixeira. "En cherchant à lutter contre les blasphémateurs, le roi apparaît comme le meilleur lieutenant de Dieu sur Terre, comme le gardien de son honneur. Par conséquent, il [opère] une légitimation de son propre pouvoir."
Vers 1182, Philippe Auguste adopte la première loi qui criminalise le blasphème. À sa suite, Louis IX – plus connu sous le nom de Saint Louis – se montre particulièrement zélé et adopte quatre ordonnances qui punissent sévèrement les blasphémateurs. Ces textes individualisent le blasphème des autres péchés de langue, comme le parjure, et en font un crime. Ils inaugurent un champ privilégié d’intervention du roi et fondent un socle législatif dont les principes sont répétés jusqu’au 16e siècle, avec plus ou moins de sévérité. Par exemple, au 14e siècle, les peines pour les récidivistes occupent une place croissante dans la législation : en 1348, Philippe de Valois prévoit la mutilation successive des lèvres jusqu’à l’amputation de la langue en cas de récidives multiples.
Malgré cet arsenal pénal, la criminalisation du blasphème reste faible. Les dénonciations et l’accusation de blasphémateurs sont rares et, en cas de procès et de condamnation, les peines pénitentielles – comme l’aumône – et pécuniaires sont majoritaires.
Au temps de la Réforme protestante, faire des blasphémateurs des hérétiques
Au 16e siècle, dans le contexte de la Réforme protestante, le Parlement de Paris s’empare du blasphème pour lutter contre l’hétérodoxie religieuse. Alors que le blasphème était considéré comme une conséquence de l'hérésie, il est désormais le signe d’une hérésie et doit être puni, car il représente un danger collectif. "Le blasphème n'est pas porté par un proche – un semblable –, il est porté par l'Autre de la religion", ajoute Corinne Leveleux-Teixeira, auteure de La Parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XVIe siècles) : du péché au crime (De Boccard, 2002). Le Parlement décide ponctuellement de l’exécution des accusés et constitue par ces pratiques une nouvelle jurisprudence, même si aucun texte ne prescrit la peine de mort jusqu’au 17e siècle.
Pour en savoir plus
Corinne Leveleux-Teixeira est professeure d'histoire du droit à l'université d'Orléans et directrice d'études à l'École pratique des hautes études (EPHE).
Publications :
- Les Espaces de la puissance. Stratégies et marqueurs de l'impérialité, co-dir. avec Fulvio Delle Donne, Basilicata University Press, 2023
- Consulter, délibérer, décider (France-Espagne, VIIe-XVIe siècles), co-dir. avec Martine Charageat, Presses universitaires du Midi, 2020
- La Parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XVIe siècles) : du péché au crime, De Boccard, 2002
Références sonores :
Archives :
- L'historien médiéviste Edmond Pognon au sujet de Louis IX (Saint Louis) dans l’émission Analyse spectrale de l’Occident, RTF, 1959
- Hommage à Étienne Dolet dans l’émission Divers aspects de la pensée contemporaine, RTF, 1955
- Le romancier et metteur en scène Paul Abram au sujet de Théophile de Viau dans l’émission Heure de culture française, RTF, 1963
Lectures :
- Extrait de la Vie de Saint Louis de Jean de Joinville, lu par Jean Négroni dans l'émission Analyse spectrale de l’Occident, RTF, 1959
- Ordonnance sur le blasphème adoptée par Philippe VI de Valois en 1348, lue par Raphaël Laloum
- Extrait de la Somme théologique (tome II) de Thomas d'Aquin, lu par Anna Holveck
Références musicales :
- Texte du chant "Frère Thibault" de Clément Janequin, écrit en 1538 et interprété par l’ensemble Clément Janequin en 1988 :
“Frere Thibault, séjourné, gros et gras Tiroit de nuyt une garse en chemise
Par le treilliz de sa chambre ou les bras
Elle passa, puis la teste y a mise
Et puis le seing, mais elle fust bien prise
Car son fessier y passer ne peult onc.
"Par la mort bieu, se dist le moyne adonc, Il ne m'enchault de bras, tétins ne teste
Passez le cul ou vous retirez donc
Je ne scauroy sans luy vous faire feste"
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020