C’est une histoire du mouvement mutualiste et de la solidarité ouvrière. C'est une histoire de protection, quand il s’agit de faire face aux risques de la vie. C’est la recherche d’une protection quand, face à la maladie, aux accidents, et pourquoi pas à la vieillesse, les travailleurs et les travailleuses crient : au secours ! C’est également la crainte des patrons, des dominants, qui observent avec un œil méfiant ces organisations…
Vers une délégation implicite de la question sociale
Les sociétés de secours mutuel, telles qu’elles sont nommées à partir de la fin de l’Ancien Régime, trouvent leurs racines dans les sociétés professionnelles fondées dès le Moyen Âge. Les corporations, les confréries et le compagnonnage instaurent des rapports de solidarité entre leurs membres au moyen de caisses de prévoyance. "Les corporations et le compagnonnage avaient d'abord pour fonction de réguler le marché du travail. Leur fonction secondaire était de répondre au besoin de solidarité de leurs membres, dans le cadre de ces caisses de prévoyance, qui constituent un mutualisme embryonnaire", explique l'historienne Patricia Toucas-Truyen, chercheuse associée au Centre d'histoire sociale des mondes contemporains.
En 1791, par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, les révolutionnaires interdisent toutes les formes de corporations, le droit de coalition, et le droit de grève. Si la Constitution de 1793 érige en "dette sacrée" le secours mutuel entre la Nation et ses citoyens, les révolutionnaires réfutent le principe d’organisation professionnelle, qui contreviendrait à la liberté de commerce et de travail, au principe d’égalité, et à l’effacement des intérêts particuliers. "Les travailleurs se sont retrouvés sans filet de sécurité. Cette difficulté perdure toute la première moitié du 19e siècle, et particulièrement au moment de l'émergence de l'industrie", observe Patricia Toucas-Truyen. Pour autant, les logiques de prévoyance collectives se poursuivent. Les sociétés de secours mutuel sont implicitement tolérées par l’État. Le gouvernement révolutionnaire, ne mettant pas en œuvre de structure d’assistance sociale laïque, délègue la prise en charge de la "question sociale" à ces organisations privées.
Mutualité ouvrière, mutualité patronale...
Sous le Second Empire, Napoléon III institue deux formes de sociétés de secours mutuel par le décret du 26 mars 1852. Les "sociétés approuvées", d'une part, bénéficient de privilèges fiscaux et tombent sous le strict contrôle de l’État : le nombre d’adhérents est limité à 500 individus, les sociétés sont administrées par un conseil composé de notables… D'autre part, les sociétés qui refusent le décret de 1852, dites "sociétés autorisées", renoncent à tout privilège fiscal, mais jouissent de davantage de libertés et restent proches du mouvement ouvrier. Les "sociétés approuvées", elles, connaissent un progressif décrochage des milieux ouvriers et apparaissent comme un pilier du pouvoir.
L'historienne Charlotte Siney-Lange, chercheuse associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains et spécialiste de l’histoire de la mutualité, souligne la complexité du mouvement mutualiste : "[C'est] un mouvement éclaté, diffus, qui prend plusieurs formes, entre la mutualité ouvrière, offensive, qui peut remplacer les corporations, et une mutualité beaucoup plus policée voire une mutualité patronale." L'historienne prend l'exemple de la grande industrie, où "des patrons organisent eux-mêmes les sociétés de secours mutuel, ce qui permet de couper l'herbe sous le pied des ouvriers et de leurs revendications."
La légitimation républicaine des sociétés de secours mutuel
En 1898, plus d’une dizaine d’années après l’avènement de la Troisième République, les clauses restrictives du décret de 1852 sont abolies par l’adoption de la Charte de la mutualité. Cette loi permet l’expansion des sociétés de secours mutuel : elles se multiplient, fusionnent entre elles, et voient leurs effectifs croître. L’augmentation de leurs moyens permet le financement de nouvelles prestations et la création d'œuvres sociales importantes, telles que les dispensaires.
Les femmes, jusqu’alors exclues des bénéficiaires de la mutualité, sont progressivement intégrées par la création de sociétés ou de sections spécifiquement féminines. Le congé suivant l’accouchement est pris en charge pour la première fois par la "Mutualité maternelle", fondée par Félix Poussineau en 1892. Ce congé apparaît comme une mesure avant-gardiste, qui donne lieu à la première loi sur le congé maternité en 1913.
Au 20e siècle, la mutualité fait face à un nouveau défi : l’extension des prérogatives sociales de l’État. L’introduction du principe d’obligation par les lois sociales de la première moitié du 20e siècle, puis par la création de la Sécurité Sociale en 1945, transforme la fonction de la mutualité. Les mutuelles deviennent dès lors des alternatives pour les catégories professionnelles qui refusent leur intégration au régime général de la Sécurité sociale, ou acquièrent une fonction complémentaire par le maintien du ticket modérateur.
Pour en savoir plus
Charlotte Siney-Lange est historienne, chercheuse associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, spécialiste de l’histoire de la mutualité.
Publications :
- Chroniques mutualistes, 120 ans d'engagement pour la solidarité et l'innovation, La Martinière, 2022
- La Mutualité : grande semeuse de progrès social : histoire des œuvres sociales mutualistes (1850-1976), La Martinière, 2018
Patricia Toucas-Truyen est historienne, chercheuse associée au Centre d'histoire sociale des mondes contemporains, spécialiste de la protection sociale, du mouvement mutualiste et du mouvement coopératif.
Publications :
- Guide du chercheur en histoire de la protection sociale (1945-1970), Association pour l'étude de l'histoire de la Sécurité sociale, 2015
- Guide du chercheur en histoire de la protection sociale (1914-1945), Association pour l'étude de l'histoire de la Sécurité sociale, 2011
- L'Identité mutualiste, ENSP, 2001
- Histoire de la mutualité et des assurances, Syros, 1998
Références sonores
Archives et film :
- Le journaliste Roger Michaud, France Inter, 20 mai 1967
- Henri Buisson de l'Académie d'histoire, ORTLY, 20 novembre 1970
- Extrait du film Germinal d'Yves Allégret, 1963
- M. Moreau, directeur de L'Union centrale des caisses de mutualité agricole, RTF, 28 décembre 1949
Lectures :
- La loi Le Chapelier, 14 juin 1791, lue par Thomas Beau
- Extrait de Revue des institutions de prévoyance d'Hippolyte Maze, 1887, lu par Raphaël Laloum
Musique :
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020