C'est une histoire en équilibre, à la recherche de la Terre australe inconnue. Tout cela n'est qu'une question d'équilibre, celle du globe terrestre, dont la carte se dessine au fur et à mesure des expéditions : la Terre est ronde – c'est une évidence – et elle est divisée en deux hémisphères, où l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud s'équilibrent, où l'Europe et l'Afrique s'équilibrent… Mais quel immense continent peut bien équilibrer l'Asie ?
L’hypothèse antique d’une "Terra Australis Incognita"
L’hypothèse de l’existence d’une "Terre australe" remonte à l’Antiquité. Aux 6ᵉ et 5e siècles avant notre ère, les scientifiques grecs de l’école pythagoricienne démontrent la rotondité de la terre et défendent l’idée de kosmos, l'ordre en grec, c’est-à-dire de l’harmonie du monde. L’existence d’un continent austral au sud, situé à l’opposé de l’Arctique, permettrait la symétrie des espaces géographiques et, ainsi, l’équilibre de la planète Terre. Ce continent est ainsi désigné comme l'Antarctique. Selon Sylviane Leoni, professeure émérite de littérature française du 18ᵉ siècle, cette conception de la Terre est une spécificité occidentale : "Les cartes et les savoirs du monde arabe médiéval et du monde chinois ne mentionnent pas cette 'Terre Australis'."
L'hypothèse d'une "Terre australe" reste centrale dans les savoirs à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne. "Au 15e siècle, on redécouvre le texte et les cartes de Ptolémée qui consolident le fait qu'une Terre australe puisse exister", souligne Sylviane Leoni. Les grands voyages du 16e siècle viennent conforter la pensée de l’école pythagoricienne : l’Amérique du Sud ferait contrepoids à l’Amérique du Nord et l’Afrique serait symétrique à l’Europe.
D’un continent rêvé à la découverte d’une terre inhabitable
L’existence potentielle d’un continent à l’extrême-sud suscite l’intérêt des élites scientifiques et politiques des temps modernes. Des expéditions sont organisées au 18ᵉ siècle pour tenter de découvrir la Terra Australis, d’y ouvrir de nouvelles routes commerciales et de résoudre des problèmes scientifiques, tel que le calcul des longitudes. Les cartes font figurer un continent austral à partir des évocations qu’en font les navigateurs.
En 1738, Jean-Baptiste Bouvet de Lozier s’embarque à la recherche de la terre australe, avec le soutien de la Compagnie des Indes. Bien que les glaces l’empêchent de poursuivre au sud, Bouvet de Lozier pense avoir atteint le continent. "Deux mois plus tard, le géographe Philippe Buache publie une carte des Terres australes et représente ce qu'il imagine à partir de la découverte de Bouvet de Lozier. [Il] construit une terre au pôle Sud en deux parties, partagée par une circulation maritime médiane. Buache donne à la 'Terre australe' la même image que la terre [Arctique]. L'idée de balancement existe aussi dans le détail que les géographes donnent à ces terres", rapporte Hélène Richard, inspecteur général honoraire des bibliothèques et vice-présidente de l'Académie de marine.
Les expéditions d’Yves Joseph de Kerguelen en 1772 et de James Cook en 1775 font s’effondrer l'utopie d’un nouvel espace politique et économique, à mesure qu'ils rencontrent une terre de glace inhabitable.
Les expéditions scientifiques du 19e siècle
Si l’Antarctique ne suscite plus d’ambition commerciale, il reste traversé par des embarcations européennes. La France et l’Angleterre organisent des expéditions scientifiques. Alors qu'il est plutôt intéressé par la collection d'espèces animales et végétales, le naturaliste et officier de marine Jules Dumont d'Urville se voit confier en 1837 par Louis-Philippe une expédition vers les terres froides de l’Antarctique. En 1840, il baptise "Terre Adélie" les côtes rocheuses sur lesquelles il est le premier à poser le pied. "Il est amusant et paradoxal que celui qui s'intéressait le moins aux Terres australes, Dumont d'Urville, est celui grâce auquel [la France] à un pied-à-terre en Antarctique", remarque François Bellec, auteur d'une biographie sur le navigateur aux éditions Tallandier.
Durant ce voyage, Dumont d'Urville réalise de nombreux relevés hydrographiques et géographiques et participe de manière significative à la construction des savoirs sur le Pacifique sud et l’Antarctique. Depuis 1959 et le traité sur l'Antarctique, le territoire est démilitarisé et neutralisé, et devient un terrain d'expérimentations scientifiques.
Pour en savoir plus
François Bellec est membre et ancien président de l’Académie de marine, ancien directeur du Musée national de la Marine et vice-président de la Société de Géographie.
Publications :
- Grands marins. De Cartier à Charcot. La saga des explorateurs français, codirigé avec Jean-Michel Demetz et Dominique Lebrun, Tallandier, 2023
- Dumont d’Urville, Tallandier, 2019
- Lapérouse, Tallandier, 2018
Sylviane Leoni est professeure émérite de littérature française du 18e siècle, spécialiste des relations de voyage.
Publications :
- Mythes et géographies des mers du Sud - études suivies de l'Histoire des navigations aux Terres australes de Charles de Brosses, codirigé avec Réal Ouellet, Éditions universitaires de Dijon, 2006
- Le Poison et le Remède. Théâtre, morale et rhétorique en France et en Italie (1694-1758), Thèse de Doctorat d’État publiée par Voltaire Foundation, 1998
Hélène Richard est archiviste paléographe, inspecteur général honoraire des bibliothèques et vice-présidente de l'Académie de marine.
Publication :
- Dumont d'Urville en Antarctique. Journal de bord de Joseph Seureau, quartier-maître de la Zélée (1837-1840), co-édité avec Catherine Méhaud, Éditions Publisud, 1995
Références sonores
Archives :
- Le philosophe et mathématicien Ferdinand Gonseth, émission "Université radiophonique internationale", RTF, 20 janvier 1954
- L'historien André Armengaud, émission "La France et le monde", RTF, 25 octobre 1950
- Le géographe Pierre Tardy, émission "Terre Adélie", RTF, 29 juin 1951
Lecture par Charlotte Bibring :
- Extrait de l'Histoire des navigations aux Terres australes de Charles de Brosses, Livre I, 1756
- Extrait de Voyage au Pôle Sud et dans l'Océanie de Jules Dumont d'Urville, chapitre 59, 1842-1846
Musique :
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020