Si lors d’une course vous êtes le troisième et que vous doublez le deuxième, à quelle position vous trouvez-vous ? Pas en première, mais en deuxième ! Le cérémonial et le protocole donnent la hiérarchie des places à occuper lors des cérémonies ; la Constitution aussi précise l’ordre des positions, des fonctions. Sous les Troisième et Quatrième Républiques, le président du Conseil des ministres est un personnage considérable et dont la place évolution au des gouvernements. La question n’est pas tant de savoir si le Président du Conseil est le second, mais qui est le premier, le Président de la République ou le Parlement ?
Un auxiliaire du Parlement
Au début de la Troisième République, le titre de président du Conseil apparaît malgré son absence des lois constitutionnelles de 1875. "Le président de la République est pratiquement un héritage de la monarchie, qui n'ose plus avancer que masquée. Le président du Conseil est une cristallisation du pouvoir que va faire peser la Chambre des députés sur les épaules du président de la République", explique l'historien Nicolas Roussellier, professeur des universités à Sciences Po et à l’École polytechnique.
Numéro un parmi ses ministres, le président du Conseil dirige le conseil du cabinet. Titulaire d’un portefeuille ministériel, il réside généralement au bureau de son ministère, tel que le Quai d’Orsay ou encore place Beauvau à Paris. Dans un régime républicain largement acquis au parlementarisme, son travail gouvernemental se construit avant tout sur les bancs de l'Assemblée. C’est là que le président du Conseil vient défendre un projet de loi, participe aux débats d’interpellation et fait entendre par son éloquence la voix de ses ministres. À l’inverse, l’Assemblée a les mains libres pour renverser son pouvoir.
Les crises ministérielles et renversements de gouvernement sont ainsi habituels et courants sous la Troisième République. En 1882, le gouvernement du républicain Léon Gambetta tombe au bout de deux mois, parce que des députés craignent la prise de pouvoir personnel. "Gambetta est très populaire dans le pays. Ses camarades – vous savez comment sont les camarades en politique – ont tout fait pour faire échouer ce qu'ils avaient appelé, par ironie, le grand ministère", fait remarquer Nicolas Roussellier. "La méfiance à l'égard des personnalités fait que [...] l'on va aller chercher des personnalités fortes à l'extérieur de l'arc républicain."
Le poids de la Grande Guerre
Le déclenchement de la Grande Guerre confère un nouveau rôle au président du Conseil. Face à l’urgence de la situation, ce ne sont plus les deux Chambres mais le pouvoir exécutif qui tient un rôle central. Entouré de militaires et d’un cabinet de guerre, le président du Conseil prend la primauté sur l’État-major militaire. Avec les gouvernements successifs d’Alexandre Ribot, Aristide Briand puis de Georges Clemenceau, le président du Conseil réussit à organiser l’effort de guerre tout en s’insérant dans les processus de décision. Il devient le véritable directeur de la guerre.
À cet effet, Clemenceau soigne parfaitement la construction de son image médiatique. "On a des images de Clemenceau qui visite les poilus et les tranchées, qui sait dire les mots qu'il faut aux poilus", constate Nicolas Roussellier. "Sur le plan des médias, il n'y a pas match, c'est le président du Conseil qui l'emporte très largement sur le président de la République. Là, on peut dire que ce n'est plus du tout un numéro deux, mais un numéro un par sa fonction parlementaire et par ce lien avec la population."
Au lendemain du conflit, une nouvelle manière de penser le gouvernement émerge. Inspirée des théories de l’ingénieur américain Taylor, la "réforme gouvernementale" vise à faire du gouvernement et de son chef une machine à produire des décisions, à l’image d’une entreprise industrielle.
La naissance du modèle Matignon
Dans les années 1920-1930, le rôle du président du Conseil se transforme radicalement. À l’image d’un chef d’entreprise, le président du Conseil devient le "manager" de son gouvernement et ne doit plus prendre aucun portefeuille ministériel. En 1935, Pierre-Étienne Flandin décide d’installer la présidence du Conseil à l’Hôtel Matignon, rue de Varenne à Paris. Matignon devient une petite usine à coordonner l’interministériel, à finaliser des projets de loi, à diriger la fonction publique et à produire du décret. À présent, le président du Conseil marche sur les pas d’un Premier ministre à l’anglaise, c'est-à-dire quelqu'un qui est capable de devenir un "chef de gouvernement" digne de ce nom. Après avoir vu son rôle se renforcer sous la Quatrième République, le chef du gouvernement prend le nom de Premier ministre à l'avènement de la Cinquième République. Selon Nicolas Roussellier, "la grande nouveauté de la Cinquième République est d'introduire une compétition entre l'Élysée et Matignon, c'est-à-dire la bipolarité de l'exécutif."
Pour en savoir plus
Nicolas Roussellier est historien, professeur des universités à Sciences Po et à l’École polytechnique, spécialiste d’histoire politique.
Publications :
- La Force de gouverner : le pouvoir exécutif en France (XIXe – XXIe siècles), Gallimard, 2015
- Le Parlement de l'éloquence : la souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre, Presses de Sciences Po, 1994
Références sonores
- Lecture par Raphaël Laloum du Dire de Monsieur de Robespierre à l’Assemblée nationale contre le veto royal, septembre 1789
- Archive de l'historien Denis Richet au moment du centenaire de la fondation de la Troisième République, France Culture, 24 février 1975
- Archive du témoignage de Michel Clemenceau, fils de Georges Clemenceau, ORTF, 20 septembre 1968
- Lecture par Thomas Beau des Lettres sur la réforme gouvernementale de Léon Blum, 1918
- Archive du journaliste Gabriel Robinet à propos de décrets-lois, RTF, 17 juillet 1948
- Chanson Faut plus de gouvernement écrite vers 1885, interprétée par Marc Ogeret, 1982
- Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020