Syracuse

Louis Daguerre, vous le connaissez, mais le nom de Nicéphore Niépce vous évoque-t-il quelque chose ? L'œuvre qui nous intéresse aujourd'hui est Le Point de vue du gras, un paysage fixé pendant plusieurs heures d'exposition au soleil sur une plaque d'étain poli, après de longues années de recherche effectuées par Joseph Nicéphore Niépce sur la photosensibilité des matériaux. En 1929, Niépce propose à Daguerre de s'associer pour travailler ensemble sur la capture des images, ce qu'ils feront jusqu'à sa mort. Plus tard, Daguerre innove seul en donnant naissance à son daguerréotype, réduit drastiquement le temps de pose à seulement quelques minutes… Et le voilà qui vole la célébrité à Niépce !

La redécouverte : des airs de thriller

En 1952, c'est au terme d'une enquête longue de plusieurs années qu'Helmut Gernsheim, historien de l'art, retrouve à Londres la photographie de Niépce.  À l'époque, on est encore dans le flou quant à la nature de l'image, bien qu'il n'y ait pas de doute sur l'identité de son auteur : "On pense que tous ces procédés finalement imaginés par Niepce avant la guerre sont une déclinaison du procédé de Daguerre lui-même. […] Il y a encore un mystère", raconte Dove Allouche. Helmut Gernsheim raconte sa découverte dans ses

Dove Allouche souligne le caractère précurseur des œuvres de Niépce, et se dit fasciné par la perspicacité dont fit preuve ce dernier pendant sa recherche : "Ce qui m'a fasciné, en fait, et ce qui me fascine encore, c'est justement cette approche, cette ingéniosité qu'il a à utiliser des matériaux, à les déplacer comme le ferait aujourd'hui un artiste, et à utiliser des matériaux qui sont très loin de la photographie."

Chef-d'œuvre, mais pas d'art

Pour Michel Poivert, s'il est indubitable que le Point de vue du Gras possède et mérite ses lettres de noblesse par la révolution que la photographie provoque dans l'histoire, il n'est pas question de parler ici d'art : "Il y a œuvre, il y a même chef-d'œuvre au niveau technique. La question de l'art, pour moi, est très très loin de ces questions-là." D'ailleurs, Michel Poivert nous rappelle que Niépce "n'a pas une formation d'artiste à la différence de Daguerre". En tant que savant, celui-ci partage certes l'usage de son "intuition" avec l'artiste, "mais on est bien dans un processus qui vise un résultat avec l'idée de la passation de brevet : l'inventeur cherche la fortune". L'enjeu financier était d'ailleurs tel que la correspondance entre Niépce et Daguerre était codée, "comme des secrets d'espions", rappelle l'historien.

Dans l'ombre de Daguerre

Dove Allouche raconte l'oubli dont Niépce fut quelque peu victime face à Daguerre qui, quant à lui, resta longtemps sous le feu des projecteurs. La Table servie, une photographie qui donne à voir une table dressée, façon nature morte, fut improprement attribuée à Daguerre : "Au regard du sujet, on a longtemps pensé qu'elle provenait de Daguerre, simplement parce qu'il était plus coutumier des natures mortes que Niépce lui-même. Sauf que la maladresse de la composition et le sujet lui-même, qui est un peu un sujet campagnard, font penser en fait que l'image est bien de Niépce. L'optique employée, tout un ensemble d'éléments, d'indices penchent davantage vers Niépce."

Cette injustice, Niépce semble avoir en quelque sorte pressenti sa possibilité, comme nous l'indique la méfiance dont il fait preuve à l'égard de Daguerre dans les lettres qu'il lui adresse, alors que les deux hommes travaillent ensemble. Dans une lettre du 4 juin 1827, Niépce écrit : "Nous nous occupons du même objet. Nous devons trouver un intérêt dans la réciprocité de nos efforts pour atteindre notre but. J'apprendrai donc avec bien de la satisfaction que la nouvelle expérience que vous avez faite à l'aide de votre chambre noire perfectionnée a eu un succès conforme à votre attente. Dans ce cas, Monsieur, et s'il n'y a pas d'indiscrétion de ma part, je serai aussi désireux d'en connaître le résultat, que je serai flatté de pouvoir vous offrir celui de mes recherches du même genre qui vont m'occuper."

Pour aller plus loin :

Helmut Gernsheim, La première photographie au monde, Études photographiques, 1997

Michel Poivert, Brève Histoire de la photographie, Hazan, 2015

Jean-Louis Marignier et Manuel Bonnet, Niépce : Correspondance et papiers, Maison Nicéphore Niépce, 2003