C'est un ami historien d'art, l'ancien directeur de la Villa Médicis, qui pour occuper le temps d'un voyage en bateau vers Patmos m'avait offert Le sens du calme, un livre de 2011, une réflexion sur soi et sur l'art, écrit par Yannick Haenel.
Je l'ai lu comme on lit en bateau : à la gîte, un peu ivre des risées qui l'entraînent, mais j'ai su que l'auteur, quand il était pensionnaire de la villa Médicis, avait trouvé là-bas une Rome plus vaste que la ville, un arrière-pays qui s'appelle l'art, et dont la lecture de quelques-uns de ses livres suivants me confirmaient l'importance dans son oeuvre, comme si les artistes et leurs tableaux, leurs films, leurs sculptures, pressaient le ressort même de son écriture.
Nous nous sommes rencontrés un peu plus tard dans une résidence d'art contemporain à Tourcoing, le Fresnoy, dirigé par le grand artiste, écrivain et cinéaste, Alain Fleischer. Au Fresnoy Yannick Haenel a écrit un roman qui emporte avec lui, comme s'il fallait qu'il les protège par son écriture, les cinquante-deux jeunes artistes qui y travaillaient et auxquels il a offert son long texte qui décrit leurs oeuvres.
Depuis Le sens du calme Yannick Haenel a écrit de nombreux livres, a récolté de nombreux prix, dont le fameux prix Médicis pour Tiens ferme ta couronne dont les pages sur Grünewald sont bouleversantes.
J'ai continué à lire les livres de Yannick Haenel et chaque fois l'art en est le passager - pas du tout clandestin. La formidable tapisserie de La dame à la licorne, ou Caravage, Van Gogh, ou Turner, Grünewald ou Louise Bourgeois, ou Francis Bacon sont les amorces de la littérature si poétique de Yannick Haenel.
Mais pas seulement une amorce : plutôt des sujets qui lui permettent sans doute d'atteindre dans son écriture une beauté et une métaphysique dont le désir, le sacré et le mal seraient les trois clous qui en maintiennent le corps.
Pour moi écrire, essayer de faire de la littérature, ça relève d'une manière de faire parler ce qui ne parle pas, de faire parler les choses muettes - comme dit Poussin de la peinture - et de donner voix à ce qui est silencieux, ou à ce qui est privé. Je me souviens de m'être entraîné, quand j'étais un tout jeune homme et que je voulais écrire, à décrire un tableau que je voyais à travers une fenêtre. Je crois que c'est l'enfance de l'art de faire ça. Sans m'en rendre compte, ce petit exercice - qui est en réalité un exercice de rhétorique, qu'ont inventé les grecs - je l'ai incorporé à chacun de mes livres. Je sais que dans mes romans, et je m'en rends compte parce qu'on me l'a dit, il ya sans cesse des pauses ou des respirations, qui relèvent d'un arrêt contemplatif, d'un arrêt émotif devant une oeuvre d'art, que se partagent des personnages. De manière générale j'ai soif, j'ai une forme d'intempérance qui fait que j'ai envie de voir des oeuvres d'art, en particulier la peinture, ça ne me suffit jamais, comme un amoureux que l'être humain ne cesse de combler et qui ne cesse qui lui manque à la fois. Il faut que ça se répète : il m'en faut toujours plus, il faut que j'aille voir les tableaux ou que j'en dispose des reproductions autour de moi, comme un rituel quotidien.
On a une bibliothèque intérieure : il y a des livres que je n'ai pas vraiment besoin de relire, j'en dispose rien qu'en y pensant, ainsi que certaines phrases, certaines couleurs. Il y a toute un palette qu'on finit par s'approprier qui devient naturelle. Je sais quel rouge ou quel mauve presque ocre me convient chez Delacroix, je vais le chercher quand j'ai besoin d'écrire : je veux dire par là que j'appuie sur une touche de mon cerveau et ce rouge me vient sous les doigts. Je sais aussi que dans Fra Angelico il y a une douceur près du ventre de la Vierge qui, pour moi, est à la fois du lait et du miel. À force de travail c'est comme si j'en avais la pâte sous mes doigts et que j'aimais le mettre sur le visage des femmes dont je parle, de mes personnages.
Je ne sais pas si l'artiste a une responsabilité, il fait ce qu'il veut. Il y a un bras d'honneur au fond de chaque geste artistique. Mais il y a aussi un absolu : un artiste est un chercheur de vérité, il me semble qu'à peu près tout le monde a abandonné cette tâche dans la société contemporaine. On remplit des fonctions mais on ne cherche plus la vérité ou des vérités, ou sa vérité. Les chercheurs de vérités, comme les porteurs de lanternes dans la nuit dont parlait Stevenson, n'ont pas besoin de la ramener sans cesse. Ils sont gratifiés par l'endurance des choses les plus extrêmes, de la destruction, qui est là à chaque instant, ils la sentent. Comme disait Baudelaire, "ça sent la destruction" et en même temps ils voient l'éclaircie. Je crois qu'être un artiste c'est vivre, aimer, ressentir. Je vois une fontaine au coeur de chaque instant mais je vois aussi le noir, le cauchemar.
Lecture des textes : Hélène Lausseur
Chargée de recherche : Maurine Roy
En partenariat avec BeauxArts Magazine