Conjuguant prestige et exigence, les orchestres de musique classique continuent d’avoir la cote et d’attirer de jeunes musiciens. Mais dans un marché du travail hypersaturé par des musiciens classiques de conservatoires très qualifiés, où le niveau global n’a cessé d’augmenter, obtenir un pupitre au sein d’un orchestre permanent relève bien souvent d’une gageure. Les places sont chères et, malgré la multiplication des auditions-paravent, qui ont permis dans la seconde moitié du 20e siècle l'arrivée des premières femmes dans un monde masculin, les inégalités d’accès liées au genre et à l’origine sociale perdurent.
Pour les jeunes musiciens, le choix d’un orchestre relève bien souvent d’un jeu d’équilibriste et les choix de carrière sont ardus, dans un paysage français marqué par deux types de formations. D’un côté, les orchestres permanents, très subventionnés par l’État, dont le développement en France s’est accéléré avec la mise en place du plan Landowski de 1969, gages de stabilité pour les musiciens qui, une fois acceptés au prix d’auditions, peuvent y travailler trente ou quarante années. De l’autre, des orchestres à projets apparus dès les années 1980, poussés par des logiques entrepreneuriales et marchandes, qui reposent sur une “économie de tournées” et des musiciens intermittents, plus ou moins nombreux selon les œuvres jouées. Pierre François nous rappelle que "ce sont deux modèles, financés différemment et qui ne reposent pas sur le même type de productions et d’emplois. L’orchestre en France repose sur ces deux pôles : d’un côté des orchestres sédentaires très subventionnés - dans les grandes villes - qui renouvellent régulièrement leurs productions et proposent souvent une œuvre durant trois jours avant de passer à un autre répertoire et d’un autre côté, le modèle des orchestres spécialisés qui ont vocation à tourner et à donner des productions dans des villes très différentes. Une production montée par ces orchestres est amortie et facturée à des salles qui l’accueillent éventuellement grâce à de l’argent public et des subventions. Ce régime est aussi soutenu par l'État puisque les musiciens d’orchestres spécialisés sont des intermittents".
Derrière son apparente unicité, nécessaire à l’élaboration collective d’une musique, l’orchestre se trouve ainsi traversé par d’importantes hiérarchies économiques et symboliques. Concernant le recrutement, Hyacinthe Ravet nous explique "les musiciens des ensembles permanents sont recrutés via concours. Beaucoup sont diplômés des conservatoires supérieurs européens, pas uniquement en France, mais aussi par exemple en Suisse, à l’École de Genève ou celle de Bâle. Il n’y a pas à proprement parler de sélection qui se fait sur ces diplômes, mais on constate bien qu’à la fin une part importante des jeunes recrutés dans ces ensembles permanents viennent de ces conservatoires supérieurs. Il y a bien un effet pyramidal : dans ces orchestres permanents, les places sont chères, les musiciens souvent formés depuis le plus jeune âge". Par ailleurs, le choix des instruments et leur exposition créent des hiérarchies économiques au sein des formations musicales. Selon qu’ils sont permanents au sein d’orchestres subventionnés par l’État - et généralement avantageusement rémunérés - ou intermittents dans des orchestres à projets, les musiciens ne disposent pas des mêmes marges de manœuvre et de contestation face à leur hiérarchie.
Menés à la baguette par des chefs superstars faisant l’objet d’un véritable mercato ou peinant, auditions après auditions, à entrer dans des formations pérennes, un certain nombre d’entre eux jette l’éponge ou se réfugie dans le métier de professeur de musique.
Pour aller plus loin
- Hyacinthe Ravet : L’orchestre au travail. Interactions, négociations, coopérations (Vrin, 2015)
- Hyacinthe Ravet : Musiciennes. Enquête sur les femmes et la musique (Autrement, 2011)
- sous la direction de Pierre-François : La musique. Une industrie, des pratiques (La Documentation française, 2008)
- Pierre-François et Delphine Blanc, Les orchestres spécialisés. Héritage et perspectives, rapport de recherche pour la Documenta, septembre 2023
Références sonores
Références musicales
- Extrait du film Répétition d'orchestre (Prova d'orchestra) réalisé par Federico Fellini, sorti en 1978
- Plat du jour, par Maxwell Farrington et le SuperHomard