Aussi prolifique qu'inclassable, Frederik Peeters est un incontournable de la bande-dessinée suisse. En solo ou en tandem, il multiplie autant les genres (récit autobiographique, science-fiction, thriller, western...) que les formats (one-shot, saga). Tout avait commencé par quelques publications, plutôt informelles, aux éditions Atrabile, alors jeune maison d'édition genevoise, à la fin des années 1990. Et puis vient le choc Pilules Bleues (2001), superbe récit d'inspiration autobiographique au cours duquel l'amour et la filiation traversent l'épreuve de la séropositivité. Peu après Pilules bleues, Frederik Peeters se lance dans une première série de science-fiction en quatre volumes intitulée Lupus, qui est publiée chez l’Atrabile de 2003 à 2006. A côté des séries, auxquelles il faut ajouter la saga fantastique Koma coécrite avec Pierre Wazem (Humanoïdes Associés), le diptyque policier RG d'après les récits de Pierre Dragon (Gallimard) et la série SF Aâma (Gallimard), Frederik Peeters se lance dans des one-shot ambitieux. Il publie coup sur coup Pachyderme (2009) et Le Château de sable (2010), deux récits inquiétants. Le second, coécrit avec Pierre Oscar Lévy, est adapté au cinéma par M. Night Shyamalan sous le titre Old en 2021. Après une incursion réussie dans le genre western avec L'odeur des garçons (2016) d’après un scénario de Loo Hui Phang, Frederik Peeters publie l’audacieux Saccage (2019), poème graphique apocalyptique, et le personnel Oleg (2020).
Après une première collaboration réussie avec Serge Lehman dans l'album à l'ambiance poisseuse L’homme gribouillé (Delcourt, 2018), les deux hommes se retrouvent dans une série polar intitulée Saint-Elme. Le récit, qui se veut une sorte de Twin Peaks de David Lynch raconté par Jean-Patrick Manchette, propose de suivre le détective Franck Sangaré, accompagné de son assistante, madame Dombre, dans la petite ville de montagne Saint-Elme. Alors que le cinquième et dernier tome vient de paraître aux éditions Delcourt, Frederik Peeters s'arrête, le temps entretien au long cours, sur son parcours et ses méthodes de travail.
Pilules Bleues, une œuvre instinctive
Traduit en quinze langues, Pilules Bleues se vend à plusieurs dizaines de millier d'exemplaires, est traduit en une quinzaine de langues et remporte plusieurs récompenses culturelles. Ce succès permet à Frederik Peeters de quitter son travail de bagagiste et de travailler en indépendance pour se consacrer pleinement à son art. Au cours de l'entretien, Frederik Peeters revient sur l'écriture de Pilules Bleues, un véritable travail d'improvisation :
"Pour "Pilules Bleues", j'ai procédé de façon totalement inconsciente. Il faut d'abord expliquer que nous vivions dans un monde pré-réseau sociaux, un monde qui était encore lié à celui du fanzine. Au moment où je me lance dans "Pilules Bleues", mes livres précédents se sont vendus à 700 exemplaires. Il n'y a donc aucune pression d'aucune sorte. Et puis, pour moi, c'était presque du travail d'hygiène mentale. J'avais 25 ou 26 ans et je vivais un tourbillon émotionnel, un chaos sentimental. Nous étions dans la fin des années dramatiques du SIDA. En pensant au moi de cette époque, j'ai le souvenir de quelqu'un d'assez peu construit, de très instinctif, d'assez naïf. "Pilules Bleues" se fait comme ça, c'est-à-dire sans pré-écriture, en impro totale, planche après planche." Frederik Peeters
Couleur ou noir et blanc ?
Dans Saint-Elme, Frederik Peeters a choisi un thème très coloré, avec une dominante du violet. Explications :
"La plupart du temps, je choisis la couleur parce que l'album précédent était en noir et blanc. Souvent c'est aussi simple que ça. Ensuite, le violet n'est pas une couleur sympathique, ni très fréquente. Ça m'amuse d'essayer de jouer avec des tons que l'on voit peu, le turquoise par exemple, le rose, le mauve, le violet. A la base, j'ai été frappé par la série Euphoria, qui était l'apogée d'une tendance esthétique, que l'on voit désormais partout, que ce soit dans la pub ou dans les clips, et qui est probablement liée à des raisons techniques (caméras numérique, plaques LED, etc). Par exemple, ces espèces de visages à moitié cuivrés et à moitié fuchsia, avec une zone sombre au milieu. Ça vient des années 80 ou même d'Argento dans les années 70. J'avais envie de prendre ça en compte. Dans Photoshop, puisque mes couleurs sont mises en aplats numériques, il y a un cadran qui indique un pourcentage de couleurs. Pendant longtemps, j'étais sur la gauche du cadran, c'est-à-dire dans des tons assez ternes, discrets, pastels, terreux. J'en ai eu marre de la partie gauche et je suis passé à droite. Je ne parle pas de politique, je parle de Photoshop. Quand on passe sur la droite, les curseurs sont poussés dans le flashy, les pourcentages augmentent au-dessus de 80%." Frederik Peeters
Collaborer avec un scénariste
Avec Saint-Elme, Frederik Peeters n'en est pas à sa première collaboration en bande-dessiné. Il a beau être le dessinateur, il a un très large pouvoir de décision sur l'écriture. Il compare son travail à celui d'un réalisateur au cinéma :
"Avec Serge Lehman, quand on a commencé "Saint-Elme", on ne connaissait pas la fin, mais on avait une direction générale, mais c'est la comparaison facile. C'est lié à la façon organique que nous avons de collaborer, qui était déjà le cas sur "L'Homme Gribouillé", mais de façon moins floue parce qu'il s'agissait là d'une sorte de roman que Serge n'avait pas réussi à faire aboutir. Avec "Saint-Elme", nous sommes partis de rien. Moi, je ne veux pas de la collaboration traditionnelle dessinateur-scénariste, au sein de laquelle le scénariste écrit un scénario avec toutes les didascalies, voire même le découpage. Non seulement je ne veux pas ça, mais je ne veux pas que ce soit écrit à l'avance. Donc Serge écrit une première salve et je lui demande de "surécrire", de telle sorte que je puisse couper, réorganiser, tailler dedans. Je me méfie terriblement des analogies entre la BD et le cinéma, mais je ne sais pas comment dire autrement que j'ai la position d'un réalisateur puissant à qui on livre des scénarios que je peux totalement modeler et réinterpréter. Mais j'ai toujours besoin du scénariste pour réagir, pour valider les changements, parce que si le changement ne va pas ou si ça le contrarie, il faut que tout soit sujet à la discussion." Frederik Peeters
Plus d'informations sur son actualité :
- Frederik Peeters et Serge Lehman, Saint-Elme tome 5 - Les Thermopyles a paru aux éditions Delcourt.
Synopsis : Les mensonges de Stan au cimetière entraînent une cascade de conséquences. Gregor se penche sur le rôle joué par Félix Morba le soir du massacre à la ferme. Marqué par les derniers mots de Kémi, le Derviche préssent une catastrophe, tandis qu'à la Vache Brûlée, le fantôme d'Hélène Mertens se confie à Franck. La nuit tombe sur Saint-Elme ; c'est l'heure des régler les comptes.
- Une exposition sera consacrée à Saint-Elme à la Galerie Huberty Breyne (Paris 8eme) du 15 Mars au 13 avril 2024.
Les ouvrages de Frederik Peeters sont à retrouver aux éditions Delcourt, aux éditions L'Atrabile, aux éditions Gallimard, aux Humanoïdes Associés.
Sons diffusés pendant l'émission :
- Hergé au micro de Jacques Chancel dans l’émission Radioscopie sur France Inter le 19 janvier 1970
- Jean Giraud dans l’émission A voix nue au micro de Thomas Baumgartner sur France Culture le 27 janvier 2005
- Le choix musical de l'invité : "Overtime" (Live Band sesh), par KNOWER
Le son du jour : "My Best Friend" de Ty Segall
Dans son Manifeste des espèces compagnes, la philosophe américaine Donna Haraway racontait, à la limite du scandale, l’amour qu’elle éprouvait pour sa chienne, le berger australien Cayenne Pepper. Elle inscrivait cette relation dans une perspective politique, qui faisait tomber l’être humain de son piédestal au profit de la mise en récit d’une histoire collective avec les autres espèces. Si ce texte devait avoir une bande-son, alors c’est Ty Segall qui pourrait la lui livrer. Dans son nouvel album, Three Bells, le trublion du rock psychédélique évoque dans le morceau « My Best Friend » l’amitié profonde qu’il entretient avec ses chiens Fanny et Herman. Le tout au milieu d’un double-album très abouti et moins nerveux que ses premières productions. Le multi-instrumentiste californien, signe ici, à seulement 36 ans, son quinzième album studio en solo. C’est notre Son du Jour !