Syracuse

Rorty définit l'ironie comme l'attitude qui consiste à regarder en face la contingence de ce que nous sommes et à ne pas se laisser enfermer dans un langage unique, en assumant qu'aucun ne peut prétendre correspondre à la nature même des choses. Elle est pour Rorty une attitude intellectuelle qui relève du domaine privé et participe à la création de nous-mêmes. Le domaine public n'est pas le lieu de l'ironie, mais celui où l'on doit se soucier du bon fonctionnement de la démocratie libérale, contingente, elle aussi, et par conséquent fragile : les institutions démocratiques doivent rester garantes de la justice, de la liberté et des possibilités d'accomplissement offertes à chacun.

"Vérité" et conversation socratique

Rorty se méfie des majuscules, et particulièrement de “la majuscule de la philosophie elle-même” explique Olivier Tinland. “On a pris l'habitude en philosophie, mais pas seulement, d'imaginer que derrière les fluctuations du monde sensible, il était possible d'atteindre une sorte d'arrière-monde, comme dirait Nietzsche (...) [et] à l'instar de son maître John Dewey (...) Rorty estime qu'il faut (...) se débarrasser de cette vieille habitude de penser des essences dans le monde”.

Cependant, la vérité est “quelque chose qui se discute avec d'autres” ajoute Iris Brouillaud-Velleret. “[Rorty] réserve quand même plutôt l'idée de vérité à ce qui serait justement le produit de cette conversation”. Il “revendique un certain héritage par rapport à Socrate, mais un Socrate qui serait débarrassé de tout platonisme, c'est-à-dire précisément de toute quête des essences. Et (...) ce qu'il appelle (...) la conversation socratique, c'est avant tout une conversation qui est menée avec ce qu'il appelle aussi les vertus socratiques, qui sont typiquement la volonté de parler aux autres, de les écouter, de mesurer les conséquences que nos actes peuvent avoir pour les autres.”

Une approche pratique du langage

La “contingence du langage” dont parle Rorty réside dans le fait que “le langage est un produit humain qui évolue historiquement, qu'à la fois, nous héritons, mais que nous transformons aussi"  précise Iris Brouillaud-Velleret.

Rorty défend “une approche contextualiste du langage” note Olivier Tinland.” Le philosophe (...) est là pour nous mettre en garde contre une pulsion de généralisation (...) qui consiste à dire [que], derrière tous ces usages, il faut trouver quelque chose de commun, qui serait justement l'essence de la vérité”, qui n’existe pas pour Rorty.

Il faut, poursuit Olivier Tinland, “évacuer cette tentation (...) de prétendre que la raison philosophique va mettre fin au désaccord, au dissensus des voix", qui n’est pas mauvais en soi. “L'expérience démocratique suppose de se frotter aux autres et de frotter nos manières de parler à celles des autres", ce qui "suscite (...) des frictions et [donc] forcément une forme d'instabilité”.

Pour en parler

Olivier Tinland est professeur de philosophie contemporaine à l'Université Paul Valéry de Montpellier et directeur de la MSH SUD. Ses travaux portent principalement sur la philosophie allemande moderne et contemporaine ainsi que sur la philosophie américaine contemporaine, en particulier le pragmatisme du second XXe siècle. Il a notamment publié :

• L'idéalisme hégélien (CNRS Éditions, 2013)
• Le grand principe de l'expérience (Vrin, 2024).

Iris Brouillaud-Velleret est agrégée de philosophie et ancienne élève de l'ENS, est doctorante à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où elle prépare une thèse intitulée "Le relativisme, conséquence indésirable du tournant linguistique ?". Elle a notamment publié :

• "Le « tournant linguistique » et son héritage : que veut dire se tourner vers le langage en philosophie ?" Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, juillet 2023 (co-direction et rédaction de l’introduction du numéro thématique)
• « Quelle place pour le langage dans le Nouveau Réalisme ? »,Implications Philosophiques, février 2024

Références sonores

• Interview avec Richard Rorty, "Of Beauty and Consolation" par Wim Kayzer (2000). Avec la voix de Nicolas Berger
• Richard Rorty, « Trotsky and the wild orchids », 1992 (trad. Géraldine Muhlmann)
• Extrait de Annie Hall de Woody Allen (1977)
• Extrait de La Grande Librairie, Michel Butor (22/06/2016)
• Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, 1989
• Clara Luciani - Les fleurs (2018)

Le Pourquoi du Comment : la chronique de Frédéric Worms