Avec philosophie consacre cette série d'émissions à la notion de peuple. Le peuple est volontiers invoqué, souvent pour dire qu'il est trahi, y compris dans les régimes démocratiques. Mais qu'est-ce que le peuple exactement ? Constitue-t-il une entité unifiée par-delà la pluralité des individus ? Peut-il apparaître "en personne" pour parler comme le philosophe anglais du XVIIe siècle Thomas Hobbes, ou bien n'existe-t-il politiquement qu'à travers ses représentants, l'unité de ces derniers donnant seulement une unité aux représentés, comme disait encore Hobbes ? La bataille philosophie est rude à propos de la notion de peuple.
Dans ce premier épisode, Géraldine Muhlmann, avec Gérard Bras et Yohan Dubigeon, se demandent comment agit un peuple. On part de cette observation : est souvent bien toléré, même estimé, le peuple électeur, celui juste deviné derrière les institutions qui le représentent, le "peuple-fiction" comme dirons les plus caustiques. En revanche, le peuple agissant, qui se montre de manière certes partielle, mais tangible, est beaucoup moins apprécié dans l'histoire de la pensée politique et de la philosophie. Populas, foule, multitude vulgaire et informe, les mots ne manquent pas pour en parler d'une manière péjorative. Faut-il croire que beaucoup est accordé au peuple, mais pas d'agir ? Ou faut-il croire que dans l'action, le peuple n'est pas toujours au meilleur de lui-même ?
Le ou les peuple(s)
Il n'est pas possible de définir de façon essentielle et figée le "peuple". En effet, Gérard Bras précise qu'une telle définition "trace des frontières" et que, "sous l'apparence de l'inclusion, elle contribue à exclure". Le concept de peuple sert à "faire une enveloppe, un groupe, en homogénéisant les éléments". Ceux qui n'ont pas la qualité prérequis pour être inclus dans le groupe en sont donc exclus. Afin de ne pas en faire une entité substantielle, Gérard Bras suggère, à la suite d'Etienne Tassin, "d'éviter de parler du peuple au singulier et de toujours parler des peuples au pluriel. Il y a toujours une pluralité et ce qui gêne la philosophie politique depuis Platon, c'est qu'on n'arrive jamais à unifier, à homogénéiser le peuple. Il y a toujours des tensions entre différentes manières d'être peuple."
L'omniprésence du terme "populisme"
Le problème posé par le terme "populisme" ne peut pas être contourné parce qu'il est omniprésent aujourd'hui sur la scène politique. Yohan Dubigeon souligne que ce terme est effectivement problématique an tant qu'il garde "toute une ambiguïté qui est totalement volontaire tant que de la part de ses détracteurs que de la part de ceux qui l'utilisent de manière plutôt méliorative". Il explique cette apparition du terme populisme aujourd'hui dans la scène publique "par une rupture d'une forme de bloc historique" qui concerne notamment "la partie gauche de l'échiquier politique".
Pendant très longtemps, précise-t-il, "la gauche au sens large, on peut dire la social-démocratie, faisait bloc entre deux grandes questions : la question sociale, c'est-à-dire la question des inégalités, de la répartition des richesses, et ce qu'on pourrait nommer, de manière imparfaite, le champ des questions culturelles ou du progressisme culturel, à savoir les questions de racisme, de genre ou encore d'écologie. Puis, à partir des années 1980, la gauche a commencé à laisser de côté la question sociale pour se concentrer essentiellement sur les questions de progressisme culturel. Cela s'explique par un malaise de la social-démocratie qui se convertit aux théories socio-économiques du néolibéralisme et qui assume de tourner le dos aux classes populaires pour se tourner plutôt vers les classes moyennes, voire les classes aisées. De ce point de vue-là, la gauche laisse un boulevard récupéré par les "populistes" aujourd'hui, mais les "populistes" d'extrême droite comme d'extrême gauche. C'est ce qui permet par exemple au Rassemblement National de se dire les représentants du peuple, des classes populaires, contre les élites."
L'émission est à écouter dans son entièreté en cliquant sur le haut de la page.
Pour en parler
Gérard Bras, professeur de philosophie en classes préparatoires, maintenant en activité sans contraintes, ancien directeur de programme au Collège International de Philosophie et Président de l’Université Populaire des Hauts-de-Seine. Il participe à un groupe de travail qui a publié six volumes intitulés De la puissance du peuple aux Éditions du Temps des Cerises.
Il a notamment publié :
Yohan Dubigeon, politiste spécialiste des enjeux de démocratie radicale et d'éducation populaire et maître de conférence à l'Université Jean Monnet de Saint-Etienne.
Il a notamment publié :
Références sonores
- Archive de Jacques Rancière, conférence intitulée "Le peuple existe-t-il ?", à l'occasion des Rencontre de Sophie sur “le peuple” au Théâtre de Saint-Nazaire, août 2022
- Lecture par Riyad Cairat d'un extrait de Honoré Gabriel Riquetti, comte de Mirabeau, discours du 16 juin 1789, dans Orateurs de la Révolution française, tome I, Les Constituants, éditions Gallimard, 1989
- Archive de Emmanuel Macron, "Pour Emmanuel Macron, 'la foule n’a pas de légitimité' face aux élus", diffusée sur LCI, mars 2023
- Archive de l'appel du Comité central de la Commune, "Le parlementarisme, la crise perpétuelle de la représentation", En quête de politique, présentée par Thomas Legrand sur France Inter, avril 2023
- Chanson de fin d'émission : "(For God’s Sake) Give More Power to the People", de l’album du même nom, par le groupe américain The Chi-Lites (1971)
Le Pourquoi du comment : philosophie
Toutes les chroniques de Frédéric Worms sont à écouter ici.