Alain Finkielkraut reçoit Etienne Klein et Jean-Pierre Dupuy autour de la figure du physicien, Robert Oppenheimer. Qui était Oppenheimer ? Du film de Christopher Nolan, Oppenheimer, sorti cet été en salles, à la biographie de Kai Bird & Martin J. Sherwin, traduite en français et parue au Cherche-Midi, Robert Oppenheimer, Triomphe et tragédie d'un génie, il n'est qu'un pas.
Oppenheimer, un génie tourmenté
"Oppenheimer, c'est d'abord le pacte Faustien entre la physique la plus abstraite et le mal le plus absolu. Mais pour un physicien, c'est surtout, je dirais, un génie tourmenté. Il a été tourmenté toute sa vie, avant le projet de la bombe atomique, le projet Manhattan, mais également après. Mais son tourment, me semble-t-il, n'était pas de même nature, parce que le projet Manhattan a reconfiguré sa personnalité. Mais comme physicien, il a apporté des contributions très importantes à la physique quantique et à la physique nucléaire." Etienne Klein
"C'est un grand physicien théoricien qui avait au départ une formation de chimiste" (E. Klein).
"Par exemple, c'est lui qui a découvert ce qu'on appelle l'effet tunnel, le fait qu'une particule peut franchir une barrière de potentiel que la physique dite classique lui interdirait de faire. Il a compris avant Paul Dirac l'existence des antiparticules puisque Paul Dirac, physicien britannique qui a été un grand ami d'Oppenheimer, a écrit en 1928 une équation qui unifie la physique quantique et la relativité restreinte. Apparaissaient là des énergies négatives qu'il ne savait pas comment interpréter. Il a d'abord pensé que c'étaient des protons. Une équation qui décrit l'électron permet de prédire le proton, donc il a l'impression d'avoir trouvé une théorie du tout, et Oppenheimer lui a fait remarquer que ces énergies négatives devaient correspondre à des particules de même masse que l'électron. C'était le positron, et donc c'est une contribution absolument majeure d'Oppenheimer. Et quelques années plus tard, il a compris qu'une étoile très massive, une fois qu'elle a épuisé son combustible nucléaire, doit s'effondrer en un trou noir. Il aurait pu avoir le prix Nobel pour ça d'ailleurs, puisque ses prédictions ont été confirmées par la suite, mais après sa mort. Et donc c'est un grand physicien, théoricien qui avait au départ une formation de chimiste. Et c'est en venant à Cambridge, qu'il a rencontré les plus grands physiciens, à l'époque où la physique quantique se met sur pied. Lui qui n'en avait jamais entendu parler aux États-Unis découvre un nouveau monde qui le passionne". Etienne Klein
"Ce slogan que tout le monde répète : Oppenheimer, le père de la bombe atomique" (J-P. Dupuy)
"J'ai découvert la figure d'Oppenheimer en travaillant, depuis 2001, à peu près, à une sorte d'histoire philosophique de la violence. Et bien sûr, au centre, était la possibilité d'une guerre nucléaire qui mettrait fin à une partie de l'humanité et en tout cas, la civilisation humaine. J'ai découvert le livre qui a donné lieu au film de Christopher Nolan, de Kai Bird Byrd et Martin Sherwin, à peu près quand il est sorti en 2005-2006. Et je savais très peu de choses sur Oppenheimer, simplement ce slogan que tout le monde répète, le père de la bombe atomique. Et j'ai découvert un homme, c'est ça qui m'a vraiment touché. Et je dois dire que le film, on a rajouté en termes de pathétique, etc." Jean-Pierre Dupuy
"J'ai découvert l'histoire poignante d'un homme malheureux et qui est en grande partie responsable de son malheur, du fait de traits de caractère acquis sans doute dès l'enfance, mais ces traits ne lui ont pas permis de faire face aux défis gigantesques que l'histoire ou le destin ont mis sur son chemin. Il faudrait remonter à sa formation juive séculière, de parents d'origines descendant d'Allemands, membres d'une société juive séculière qui s'appelait Ethical Culture Society, qu'on pourrait traduire par Société de la Culture Éthique ou quelque chose de ce genre. Et ce qu'il avait retenu de cette formation, c'est l'amour de la science, l'amour de la rigueur, surtout par sa mère, la rationalité. Et le voilà qui – destin, sort – devient l'artisan d'un projet qui peut mettre à mort des centaines de millions d'individus." Jean-Pierre Dupuy
Comment l'homme pour lequel la physique avait une beauté qu'aucune science ne pouvait égaler s'est retrouvé à la tête du groupe de scientifiques qui a mis au point la bombe atomique ?
"Oppenheimer avait une culture littéraire, une passion pour la poésie. D'ailleurs, il a écrit lui-même des poèmes, mais je crois que beaucoup des pères fondateurs de la physique antique étaient dans cette situation. Il avait une ouverture philosophique. Si on prend l'exemple d'Heisenberg, de Bohr, ce sont des gens qui avaient ces deux cultures, même si d'ailleurs ces cultures n'étaient pas séparables ; on ne disait pas, il y a d'un côté la culture scientifique et de l'autre côté la culture littéraire ou philosophique. Il y a une exception qui est Paul Dirac. Paul Dirac a partagé la même chambre qu'Oppenheimer lorsqu'ils ont séjourné pendant plusieurs mois à Göttingen à partir de 1927. Et Dirac voyait qu'Oppenheimer lisait la Bhagavad Gita en sanscrit. Et il disait, "mais pourquoi tu lis ces saloperies ? La physique ç'a pour but de découvrir des choses nouvelles et de les dire le plus simplement possible. Et toi, tu perds ton temps à lire des choses qui sont déjà connues et qui sont dites d'une façon très absconse ?" Etienne Klein
"Oppenheimer a été engagé dans un projet très technique, parce que finalement, la bombe atomique, c'est un projet d'ingénieur" (E.Klein)
"En fait, je crois qu'Oppenheimer a compris que la physique était belle – quand il parle de beauté, je pense que, comme Dirac, il évoque la beauté des équations : les équations sont belles au sens où elles mettent en avant des symétries, elles s'appuient sur des principes qui mathématiquement sont esthétiques et en plus, ça marche, ça permet de rendre compte du réel. Je pense que c'est à cette beauté-là qu'il fait référence. Mais évidemment, il a été engagé dans un projet très technique, parce que finalement, la bombe atomique, c'est un projet d'ingénieur. Du point de vue théorique, il y a très peu de progrès qui ont été faits pendant ces années-là. On peut même dire que le projet Manhattan a mis la physique à l'arrêt, d'une certaine façon, puisque quand Wolfgang Pauli, un des jeunes prodiges de l'époque, a candidaté pour participer au projet Manhattan, Oppenheimer lui a dit non, on aura besoin, après la guerre, de physiciens qui sachent encore ce qu'est un maison-pi, particule qui venait d'avoir été découverte quelques années avant la guerre. Et donc, il s'est trouvé embarqué dans un projet qui ne lui correspondait pas, mais il a reconfiguré sa personnalité, et d'après tous ceux qui ont participé au projet, c'était un chef de projet extraordinaire." Etienne Klein
"Les gens qui étaient sans doute plus forts que lui, il les énervait" (J-P. Dupuy)
"Ce fut un très grand physicien dans la période. Il faut ajouter qu'il a impressionné beaucoup de physiciens dont vous pouvez juger qu'ils étaient plus forts que lui. Par exemple, ceux qu'on a appelés les Martiens, c'est-à-dire tous ces Juifs hongrois qui sont arrivés aux États-Unis - II y avait Szilard, il y avait Edward Teller, Wigner. John von Neumann, bien évidemment. Et pendant la période des années 30, il a passé une année à Göttingen, en Allemagne. Et c'est là qu'il a épaté, mais aussi énormément énervé. Des gens qui étaient sans doute plus forts que lui, il les énervait. Et ça, c'est pour la suite de l'histoire, très important, parce qu'il a créé des inimitiés, mais en même temps, des gens qui considéraient qu'il était vraiment très fort." Jean-Pierre Dupuy
"Je pense que la perspective que les nazis aient la bombe – qui a d'ailleurs alimenté la rhétorique de la lettre signée par Einstein en 1939, écrite par deux autres qui étaient Wigner et Szilard – rhétorique selon laquelle les Allemands et les nazis pouvaient avoir la bombe, a joué un rôle déterminant. Pas tout de suite, puisque le président Roosevelt, d'abord, crée un petit comité uranium qui faisait de l'observation, et c'est l'attaque de Pearl Harbor qui a décidé l'entrée en guerre des États-Unis et, très rapidement, la décision de faire Los Alamos". Etienne Klein
Sources bibliographiques
- Kai Bird & Martin J. Sherwin, Robert Oppenheimer, Triomphe et tragédie d'un génie, traduction de l'anglais, Peggy Sastre, le Cherche-Midi, 2023
- Jean-Pierre Dupuy, La guerre qui ne peut pas avoir lieu, Points Essais, 2022
- Christopher Nolan, Oppenheimer (sortie en salles, juil. 2023), avec Cillian Murphy.