Alain Finkielkraut reçoit l'écrivain, Marcel Cohen qui fait paraître dix ans après Sur la scène intérieure, Faits, qui offrait la sépulture des mots aux membres de sa famille déportés et morts à Auschwitz, un recueil en cinq portraits : Cinq femmes - Sur la scène intérieure, II - Faits. Il évoque les personnes qu'il a voulu arracher à l'oubli, à l'anonymat — un monde disparu alors qu'il était enfant, orphelin à cinq ans et caché, parce que juif.
"Il m'est arrivé de rencontrer des hommes admirables, cependant les seuls êtres à qui j'ai conscience de tout devoir sont des femmes. Elles se sont comportées à mon égard avec tant de naturel, de détermination, et l'une d'elles de courage, que j'ai pu sous-estimer longtemps à quel point rien n'allait de soi." Marcel Cohen, Cinq femmes - Sur la scène intérieure, II - Faits.
Annette
"C'est ma mère que je voulais, ce n'était pas une remplaçante. Donc, une femme qui avait le geste de ma mère, c'était insupportable. Et de la même manière, l'autorité de mon père, que je supportais comme tous les enfants, plus ou moins bien, mais enfin que je supportais, devenait illégale chez tout autre homme. Donc, je ne supportais pas, bien sûr. (…) Annette m'a, au sens propre, sauvé la vie, puisque j'étais orphelin à l'âge de cinq ans, en 1943, et elle m'a caché chez elle, en Bretagne, chez son mari. Mais elle ne s'est pas considérée comme une suppléante de ma mère, elle ne s'est pas considérée comme une remplaçante. Et puis, je crois que les rapports sont un petit peu plus compliqués. C'était la bonne de mes grands-parents paternels. Et ça n'est pas amoindrir ses mérites que de le dire, mais je crois qu'elle devait quelque chose à mon grand-père, qui a insisté pour qu'elle se marie, pour qu'elle quitte la famille Cohen, chez qui elle était 'bonne à tout faire' — c'est l'expression qu'on utilisait à l'époque. Pour prendre sa retraite, elle avait beaucoup travaillé. Elle venait de se remarier pour la troisième fois et mon grand-père insistait : 'Annette, il faut maintenant que vous nous quittiez, il faut aller vivre avec votre mari', mais que mon grand-père, songe à elle comme un père de famille songe à l'avenir de sa fille, l'empêchait de quitter mes grands-parents. Elle a continué à travailler pour eux. Je ne m'avance pas beaucoup en disant qu'elle pensait qu'une femme non juive, dans une famille juive, pouvait rendre des services. C'était l'évidence absolue." Marcel Cohen
Marcel Cohen échappe à cette rafle qui le prive de ses parents, de sa petite sœur de six mois, de ses grands-parents, de ses oncles, de ses proches. Annette l'emmène alors à Messac, la ville de Bretagne où habite son mari, et Marcel vivra avec eux pendant deux ans. Mais l'école lui est interdite.
"Je ne pouvais pas aller à l'école, on ne savait pas très bien quoi faire de moi dans la journée"
"[Annette était pieuse.] Elle n'a évidemment jamais voulu me convertir, ç'aurait été une offense très grave à l'égard de mon grand-père, qui était très pieux. Mais je ne pouvais pas aller à l'école. Je crois qu'elle avait moins peur du directeur de l'école ou de l'instituteur que des enfants qui m'auraient évidemment posé des questions. On ne savait pas quelle réponse j'aurais pu faire. Bref, c'était dangereux. On ne savait pas très bien quoi faire de moi dans la journée. Je sortais dans le village et je jouais aux billes avec les enfants qui sortaient de l'école, mais à condition qu'ils sortent de l'école - pendant qu'ils étaient à l'école, je ne sortais pas. On me demandait de garder les vaches. À l'époque, dans des petits champs, enclos, ça n'a pas de sens, les vaches se gardent très bien toutes seules. Donc j'étais surtout là pour passer le temps. On me confiait une petite badine et on me demandait de taper discrètement sur le mufle des vaches qui mettaient leurs pattes antérieures sur les talus, pour essayer d'attraper les branches basses. Bref, voilà, c'était une occupation. Ce n'était pas du tout une nécessité."
Raymonde
"C'était dur parce qu'autant je me sentais en confiance avec Annette, que j'avais vue chez mes grands-parents pendant des années — enfin, pendant ma petite enfance — autant chez Raymonde, c'était un autre monde. Je ne la connaissais pas et j'ai commencé à fuguer très régulièrement. Il y a quelque chose qui me touche énormément, c'est le courage de ce couple qui a un enfant, qui a la garde d'un enfant qui fugue et qui prend sur lui de ne pas prévenir ma famille parce que ma famille serait inquiète et chercherait un établissement pour enfants difficiles, ce qu'ils ne voulaient pas. Ils pensaient que l'enfant difficile, c'est aussi parfois un jeune délinquant, on ne voulait pas me voir là. Donc, on ne disait rien à ma famille. On ne prévenait pas non plus la gendarmerie, sauf exception, parce que les gendarmes auraient fait la même remarque, "Écoutez, cet enfant fugue, vous ne pouvez pas assumer ça, c'est dangereux pour lui, pour vous. Il faut un établissement spécialisé". Ils ne voulaient pas ça, donc ils attendaient que je rentre. Voilà, je rentrais."
Sources bibliographiques
- Marcel Cohen, Cinq femmes - Sur la scène intérieure, II - Faits, Collection Blanche, Gallimard 2023
- Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits, Gallimard 2013
- Marcel Cohen, Détails, Faits, Gallimard 2017
- Robert Bober, Il y a quand même dans la rue des gens qui passent, POL 2023
- Vassili Grossman, Œuvres, Robert Laffont 2006