Dans ce dernier épisode, Florence Aubenas revient sur différents mystères et les raisons pour lesquelles elle est attachée à ne pas lever totalement le voile, à ne pas poser toutes les questions et à mettre souvent le point final avant la résolution.
En 2004, la reporter est envoyée par Libération deux mois à Saint-Omer dans le Pas-de-Calais couvrir le procès d’Outreau, un fait divers qui a marqué le début du XXIe siècle, et peut-être l’une des plus grande erreurs judiciaires. De ces mois d’enquête, de reprise du dossier d’instruction point par point, elle publie un livre en 2005, “La Méprise” (Seuil).
Elle y reconstitue la fabrication de cet énorme dossier ouvert en 2001 qui part du témoignage des enfants de Myriam et Thierry Delay, accusant leurs parents d’inceste. Peu à peu, les témoignages prennent de l’ampleur, les enfants, appuyés par leur mère, dénoncent aussi les voisins, la boulangère, le chauffeur de taxi, le curé…En tout, dix-sept personnes sont accusées de pédophilie. A l’époque on parle d’un énorme réseau, de ramifications en Belgique, il y aurait même eu un enfant assassiné. Quatre ans plus tard, 13 prévenus sur 17 donc sont innocentés.
Dans ces quartiers-là , on entendait dire “on se tape un gosse comme on se tape une cannette”. Donc là-bas, un réseau pédophile est possible.
Dix ans plus tard, Florence Aubenas est happée par un autre mystère -l’Affaire Gérald Thomassin- auquel elle consacre six ans de sa vie et un livre publié en 2021, “L’inconnu de la poste” (Editions de l’Olivier).
Dans ce livre, elle raconte le meurtre de Catherine Burgod, employée du bureau de poste de Montréal-la-Cluse, assassinée de 28 coups de couteau le 19 décembre 2008. Le principal suspect est Gérald Thomassin, un acteur de cinéma césarisé à l’âge de seize ans en 1991 pour son rôle dans « Le Petit Criminel » de Jacques Doillon et récemment installé au village.
Moi, ce qui m'a intéressée dans cette histoire, c'est précisément le mystère. Mais je ne savais pas à quel point j’irai de mystères en mystères. Plus on cherche, plus le mystère s'épaissit, plus on voit de choses, plus on comprend. Finalement, le mystère dévoile un fonctionnement institutionnel bien plus que la résolution.
Comme tout journaliste, a fortiori quand on dissimule son identité et que l’on passe des années à côtoyer les personnes sur lesquelles on enquête, Florence Aubenas a été confrontée à des dilemmes éthiques, à la question de la ligne rouge.
Il y a une forme d'intimité qui se crée. Alors c'est très paradoxal parce qu’à la fois, vous vous méfiez de ça, vous vous dites, qu’il ne faut pas être trop proche et à la fois, c'est exactement ce que vous souhaitez... Je me suis attachée à beaucoup de gens dans ma carrière, certains sont même devenus des amis.. À un moment donné, j’ai arrêté de me poser cette question du lien. Je pense qu'il faut rester honnête, ne jamais cacher ce que vous êtes en train de faire, ne jamais rien piquer en douce. On a tous des choses que l'on n'a pas envie que les autres sachent. Il ne faut pas parler de ces choses-là, il ne faut pas y aller.
Répondre à l’appel du dehors pour sortir de soi
S’il existe un mythe du grand-reporter, Florence Aubenas l’incarne absolument : consacrer six ans à une affaire, retourner en Afghanistan et en Syrie après son expérience d’otage, faire constamment ses valises, renoncer à une vie de famille :
Parfois, on a l'impression que je suis quelqu'un qui se laisse porter par le vent. Mais tout ça a été un calcul pur. J’étais très déterminée. Je voulais faire ça. Je me suis dit voilà ma vie, elle va être balancée là-dedans et c'est ce que je veux. Et donc j'ai pris l'habitude de calculer ma présence. Moi, j'avais cette détermination, je voulais être grand reporter. Je savais que j'y arriverai comme ça, en prenant tous les sujets, en étant là quand les autres ne sont pas là. Je pense que dans la voie d'une passion, chacun a ses petites stratégies. La mienne était celle-là : elle a été de dire, que mon métier passait avant tout. C'est le choix que j'ai fait souvent de façon très déterminée. J'ai voulu ça et j'ai fait aussi ma vie comme ça.
Remerciements aux éditions de l'Olivier, en particulier à Maud Boulaud.
Une série d'entretiens proposée par Pauline Chanu, réalisée par Doria Zenine. Prise de son : Jérémy Tuil. Attachée de production : Daphné Abgrall. Coordination : Sandrine Treiner.
Bibliographie sélective
- Jacqueline Aubenas, La cuisine du cahier bleu, illustrations de Aude Samama, Ed. Impressions nouvelles, 2012.
- On a deux yeux de trop: avec les réfugiés rwandais, Goma, Zaïre, 1994, Florence Aubenas, Anthony Suau, Actes Sud, 1995.
- La Fabrication de l'information. Les journalistes et l'idéologie de la communication, Florence Aubenas, Michel Benasayag, Editions de la Découverte, 1999.
- Résister, c'est créer, Florence Aubenas, Miguel Benasayag, La Découverte, 2002.
- La Méprise : l'affaire d'Outreau, Florence Aubenas, éditions du Seuil, 2005.
- Le Quai de Ouistreham, Florence Aubenas, Editions de l’Olivier, 2010.
- En France, Florence Aubenas, Editions de l’Olivier, 2015.
- L’Inconnu de la poste, Florence Aubenas, Editions de l’Olivier, paru en février 2021.
Pour aller plus loin
- Le Peuple de l'abîme, Jack London (1903)
- La Chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke, Rainer Maria Rilke (1904)
- Dans la dèche à Paris et à Londres, George Orwell (1933)
- Le Quai de Wigan, George Orwell (1937)
- Pourquoi j’écris, George Orwell (1946)
- Dans la peau d’un noir, John Howard Griffin (1960)
- Correspondance (1932-1960) Albert Camus, Jean Grenier, Gallimard (1981)
- De Sang Froid, Truman Capote (1966)
- Outside, Marguerite Duras, P.O.L (1984)
- Tête de turc, Gunther Wallraff, éditions de La Découverte, (1986)
- Le Bûcher des vanités, Tom Wolfe(1987)
- L’Adversaire, Emmanuel Carrère, P.O.L (2000)
- Au fil du rail, Ted Conover, Editions du Sous-sol (2016)
- Les enfants du Bronx. Dans l’intimité d’une famille portoricaine, Adrian Nicole Leblanc (préfacé par Florence Aubenas), Editions de l’Olivier (2005)
- L'Amérique, Joan Didion, Grasset (2009)
- Tout est affaire d’imagination, Gay Talese, Editions du sous-sol (2019)