Que ressentir du "ressenti" ? Ca fait des années qu’on entend ce terme, et ça fait des années qu’il nous fait sourire. Je sais qu’il vous fait sourire, Guillaume, vous en avez parlé la semaine dernière.
C’est vrai que le ressenti a ses moments, deux notamment : lors de changements climatiques frappants, lorsqu’on a froid, et lorsqu’on désire faire part non pas seulement d’une sensation, mais d’un sentiment.
Et en cela, le ressenti est un peu ridicule : tout à coup, on a l’impression, ou le ressenti (?), que la personne qui l’emploie est en train de vider son sac, de se mettre à nu, de s’ouvrir à nous, de prendre notre main et de dire “touche, touche, t’as vu comme j’ai froid, t’as vu comme je souffre ?”.
Je sais bien que la température ressentie est beaucoup plus savante qu’on ne le pense, c’est un indice calculé entre la température réelle et la vitesse du vent.
Et je sais aussi que beaucoup d’entre nous l'utilisent de manière ironique, par exemple : “2020 : 365 jours, ressenti : 3230 jours”...
De manière générale, le ressenti est toujours à deux doigts du ressentiment : quand on évoque son ressenti, c’est bien parce que quelque chose nous gêne, nous heurte.
Et c’est peut-être une bonne manière de trouver le ressenti beaucoup moins ridicule que ça…
Inter-subjectif
Pourquoi ne pas réhabiliter ce qui revient à parler de soi ? Et d'ailleurs, est-on vraiment sûr qu’il n’y a que soi qui compte quand on parle de son ressenti ? Alors, c’est vrai que le ressenti, par définition, c’est une impression que l’on perçoit et que l’on exprime.
A priori, il n’y a donc que soi pour ressentir telle situation ou telle chose de telle manière et pour l’exprimer avec tels ou tels mots. Et effectivement, je suis d’accord, il n’y a rien de plus subjectif qu’un ressenti.
Mais ce qui est subjectif est-il forcément égoïste, impudique, incommunicable, pas du tout universel ?
En 1790, le philosophe allemand Emmanuel Kant publie sa Critique de la faculté de juger, et c’est dans ce livre qu’on trouve pour la 1ère fois cette idée d’intersubjectivité.
Soit :
_“la communication des consciences individuelles, les unes avec les autres, s’effectuant sur fond de réciprocité”. _
Ne cherchez pas, vous ne trouverez jamais une phrase aussi claire chez Kant, c’est une définition d’un dictionnaire de philosophie. Mais vous voyez le principe…
J'ai froid
Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant essaie de comprendre le fait que de trouver belle une œuvre d’art ne relève pas forcément que de ma sensation, mais aussi d’un sentiment que tout le monde peut partager.
C’est une manière de dépasser le paradoxe : comment, moi seul, je ne suis pourtant pas seule à penser que ce film est génial ?
Mais pour ce qui est du froid : j’avoue que le paradoxe est rude. Déjà, parce qu’il s’agit d’abord de sensations, et ensuite, parce qu’on s’en fiche un peu du temps qu’il fait, non ? Ce n’est pas du Mozart ou un chef d'œuvre du 7ème art...
Mais après tout, pourquoi pas ? Pourquoi parler du temps qu’il fait ne serait-il pas tout autant fondamental ? Car l’idée de l’intersubjectivité n’est pas qu’on soit d’accord sur une température précise mais sur l’idée qu’il fait froid, très froid.
Ou plus précisément, l’idée est qu’on soit d’accord, pas pour être d’accord sur tout, pas pour qu’on ressente exactement la même chose, mais pour que mon ressenti d’un -30 ressenti, soit entendu par vous. Oui, j’ai très froid, et oui, telle situation me fait souffrir…
Et c’est bien le problème du ressenti : pas qu’il soit un déballage de nos impressions, mais qu’il soit partagé avant qu’on finisse vraiment seul, plein de ressentiment.