Les acteurs du monde de la culture se partagent en deux catégories : ceux qui diffusent la culture, la protègent et en pensent les politiques, et ceux qui la font. Constance Rivière navigue quant à elle entre les deux rives, tantôt haute fonctionnaire, tantôt écrivaine.
Normalienne, énarque et haute fonctionnaire passée par l’Élysée, le Conseil d’État, Constance Rivière est aujourd'hui directrice générale du Palais de la Porte Dorée qui abrite le Musée de l'histoire de l'immigration. Elle est aussi bien engagée pour le vote des étrangers que pour le mariage pour tous. Elle a co-écrit avec Pap Ndiaye, le rapport sur la diversité à l'Opéra de Paris lorsqu'elle était secrétaire général du Défenseur des droits. Entre 2012 et 2017, elle fut membre du cabinet de François Hollande en tant que conseillère spéciale en charge de la culture et de la citoyenneté, après avoir été directrice adjointe de son cabinet et conseillère en charge des institutions de la société et des libertés publiques.
Auteure de trois livres parus chez Stock, Une fille sans histoire, La Maison des solitudes et La vie des ombres, essai littéraire consacré aux documentaristes américains, Frederick Wiseman. Créatrice du réseau des musées engagés, elle donne à voir en ce moment et jusqu'au 17 août, l'exposition Banlieues chéries au Palais de la Porte Dorée, une immersion artistique au cœur de l'histoire des banlieues sous-titrée « L'Expo qui recadre les clichés » et dont la commissaire est l'Espagnol Susana Gallego Cuesta qui dirige actuellement le Musée des Beaux-Arts de Nancy.
"Les musées doivent être des lieux où on est dérangé"
Dans une société traversée par les fractures, certaines voix portent une vision réconciliatrice. Constance Rivière, directrice générale du Palais de la Porte Dorée, incarne cette démarche avec une rare acuité. Normalienne, énarque, ancienne conseillère de François Hollande, elle a transformé ce palais art déco - monument de propagande coloniale de 1931 - en un musée qui "tente de comprendre tous les sujets liés au post-colonial et de déconstruire un certain nombre de préjugés". Son exposition Banlieues chéries, visible jusqu'au 17 août, illustre parfaitement sa philosophie : regarder nos angles morts avec humanité et intelligence.
Un musée tisseur de récits brisés
"On conçoit notre rôle comme un rôle de tisserand ou de réparateur des récits brisés", confie Constance Rivière. Cette mission prend tout son sens dans un lieu chargé d'histoire paradoxale. Le Palais de la Porte Dorée, érigé pour l'Exposition coloniale internationale de 1931, abrite aujourd'hui le Musée de l'histoire de l'immigration - une transformation symbolique saisissante.
La directrice rappelle cette histoire méconnue : "En 1931, la part des immigrés dans la population française est plus importante qu'aux États-Unis". Pourtant, contrairement au modèle américain où l'immigration est constitutive du récit national, la France souffre d'un "déni d'immigration" qui l'empêche d'assumer pleinement cette richesse. "Aux États-Unis, dans leur musée d'immigration à Washington, il y a écrit en lettres en néon lumineux 'How I become us'. Comment sommes-nous devenus nous ? Et en France, ça devrait être la part cachée de notre histoire."
L'art de déranger pour mieux comprendre
Pour Constance Rivière, les institutions culturelles ne sauraient se contenter d'être des "lieux présentant des œuvres destinées à reposer le regard, divertir et Instagram". Sa conviction est forte : "La responsabilité des établissements culturels, c'est d'accepter d'être des lieux où on est dérangé. Un artiste, c'est quelqu'un qui vient forcément vous forcer à décaler le regard à un endroit que vous n'aviez pas imaginé."
Cette philosophie guide l'exposition Banlieues chéries, conçue avec la commissaire espagnole Susana Gallego Cuesta. Loin des clichés misérabilistes, l'exposition révèle la complexité des banlieues françaises, "traversées par des dynamiques contraires". Elle montre "à la fois Argenteuil par Monet et Gennevilliers" avec "ce béton qui est venu s'installer dans ce paysage extrêmement bucolique". Un parcours qui réconcilie l'histoire littéraire - de Victor Hugo à Céline - avec la création contemporaine, des guinguettes aux cultures urbaines.
Le collectif comme force d'action
Sous son impulsion, plus de cinquante musées se sont fédérés dans un "réseau de musées engagés". Cette initiative répond à l'annonce gouvernementale selon laquelle "chaque élève dans sa scolarité doit aller visiter un lieu de mémoire". Mais l'ambition va plus loin : "On s'est dit qu'on partageait plein d'engagements communs", explique-t-elle, évoquant ces institutions qui sont "des lieux de compréhension des enjeux du monde, d'apprentissage, de déconstruction des stéréotypes".
Cette vision collective s'incarne aussi dans les "Mercredis de la Porte Dorée", soirées de politique-fiction lancées après la dissolution. Face aux peurs instrumentalisées autour de l'immigration, Constance Rivière propose de "poser la question autrement" : "À quoi ressemblerait la France sans immigration ?" Une approche qui permet de "regarder le sujet avec un peu d'humour, mais aussi avec un peu d'humanité et de bienveillance".
L'éloge du doute face aux certitudes
Dans un monde "accablé de certitudes dans tous les sens", Constance Rivière revendique le doute comme force créatrice : "J'ai l'impression que je doute tout le temps et que ça ne m'empêche pas d'avancer et de comprendre le monde", confie-t-elle. Cette approche nourrit son rapport à la littérature, refuge après des "milieux de pouvoir où l'assurance était la chose la plus valorisée".
Son parcours, de la haute fonction publique à la direction culturelle, témoigne de cette quête de nuance. Comme Frederick Wiseman, le documentariste américain qui l'a marquée, elle cherche "cette capacité à regarder le monde sans s'écrouler" tout en évitant l'indifférence. Un équilibre délicat entre engagement et distance nécessaire.
L'exposition Banlieue chérie se visite jusqu'au 17 août au Palais de la Porte Dorée. Une immersion indispensable dans une France plurielle, loin des simplifications, où résonne cette conviction de Constance Rivière : "Le doute est quelque chose qui est une force aussi."
Pour en savoir plus, écoutez l'émission...
Extraits diffusés :
- L'interview de l'artiste Miriam Cahn dans l'émission L'heure Bleue sur France Inter en février 2023
- La conférence animée par la journaliste Catherine Holué, Une France sans immigration : qui prendrait soin de nous ?, au Palais de la Porte Dorée en février 2025
- La chanson Entre Saint-Ouen et Clignancourt d'Edith Piaf sortie en 1937
- La lecture d'un extrait de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, lu par l'acteur Pierre Brasseur en 1963
- La chanson Banlieue nord de Daniel Balavoine sortie en 1978
- La lecture d'un extrait de La Banlieue d'Emile Zola, lu par Franck Olivar en 2025
- La chanson Seine-Saint-Denis Style de NTM sortie en 1998
- Le film Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh sorti en 2021
- La chanson Petit Agité de Béruriers Noirs sortie en 1985
- La chanson Super nana de Michel Jonas sortie en 1974
- L'interview du réalisateur Frederick Wiseman dans le cadre du dispositif du CNC, Lycéens et apprentis au cinéma, en août 2023
Le choix musical de l'invitée :
Anne Sylvestre - Les gens qui doutent
La découverte de l'invitée :
Constance Rivière nous fait partager son coup de cœur pour l'ouvrage Traverser les forêts de Caroline Hinault aux Editions du Rouergue.