Syracuse

Dans la nuit du 26 septembre 2019, le ciel de Rouen se teinte d'un noir de suie alors qu'un incendie spectaculaire ravage l'usine Lubrizol, productrice d'additifs pour lubrifiants. Environ 9 500 tonnes de produits chimiques s'envolent en fumée ce jour-là générant un immense panache qui étend son ombre toxique sur 22 kilomètres.
Cet incident, marquant pour la métropole normande, fait écho à une autre catastrophe, bien antérieure, survenue presque au même endroit. À peine 500 mètres plus loin, en effet, se tenait la fabrique de John Holker, où, en 1770, a eu lieu la première grande pollution industrielle chimique en France.

En 1769, John Holker, industriel textile et par ailleurs inspecteur général des manufactures pour le compte du gouvernement, ouvre une fabrique d'acide sulfurique à côté de son usine de cotonnades. L'importance de cette installation est capitale : les acides forts, tels que le nitrique et le sulfurique, sont essentiels à la métallurgie et au textile, deux piliers de la révolution industrielle. Mais rapidement, la présence de l'usine devient un cauchemar pour les riverains. Les vapeurs acides, corrosives, commencent à attaquer leurs plantations, détruisant la végétation et, potentiellement, leur santé.

Face aux plaintes, un procès est engagé contre Holker. Après plusieurs mois de délibérations, en septembre 1774, le verdict tombe : les plaignants sont déboutés. Il est interdit de perturber l'exploitation de la manufacture. Cette décision, soutenue par les hautes sphères du gouvernement, marque un tournant décisif. Pour la première fois, la régulation des nuisances et des pollutions, traditionnellement gérée par les autorités locales, est prise en main par l'État, favorisant les intérêts industriels au détriment de la santé publique.
La décision prise en faveur de Holker préfigure un cadre réglementaire qui, bien que modifié à travers les âges, continue de protéger les activités industrielles. Le décret de 1810, puis les directives Seveso, sont des tentatives de régulation qui, tout en imposant des mesures préventives, assurent une certaine impunité aux industriels

L'incendie de Lubrizol en 2019 et la pollution de Holker en 1770 sont deux événements séparés par des siècles mais unis par un fil rouge : la difficile balance entre le développement industriel et protection de l'environnement.

Thomas Le Roux a contribué au livre “La nature en révolution. Histoire environnementale de la France, 1780‑1870 (vol. 1) ” co écrit avec Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, Corinne Marache et Julien Vincent publié aux éditions de La Découverte

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