La séquence stupéfiante à laquelle le monde a assisté vendredi soir, en direct, restera-t-elle dans l’Histoire comme un tournant géopolitique majeur ?
Il est trop tôt pour le dire, même si le qualificatif d’historique essaime dans la presse ce week-end. Ce qui est sûr, c’est que de mémoire de téléspectateur, on n’avait jamais vu un chef d’État en humilier un autre de cette manière devant les caméras.
Trump a donc choisi de mettre le couteau sur la gorge, non pas de son rival, Poutine, mais de son allié (ou prétendu tel) Zelensky. « Concluez un accord ou on vous lâche » a proféré le président américain, après que son homologue ukrainien eut émis des réserves sur les conditions d’un cessez-le-feu avec la Russie.
Il est vrai que Volodymyr Zelensky ne s’est pas laissé faire face à un Donald Trump qui n’écoute -dit-on- qu’à condition qu’on le flatte. Comme le disait l’autre jour sur Arte le grand écrivain Andreï Kourkov, ce qui caractérise la nature ukrainienne, c’est le côté « anarchiste, qui préfère la liberté à la richesse et à la stabilité ». La preuve vendredi soir. Reste à savoir ce qu’il restera de cette séquence en termes de conséquences.
Un point de non-retour a-t-il été atteint entre Trump et Zelensky ? Quelles leçons doivent en tirer les Européens ?
Bertrand Badie : « Tout cela [la rencontre Trump – Zelensky] était une mise en scène, elle était pensée et structurée. Il y a d'abord, et moi c'est ce qui m'inquiète le plus, une nouvelle apparence, une nouvelle nature de la force. C'est la force nue. Du temps des néoconservateurs, la force c'était l'instrument de valeur qui était plus ou moins bien construit et du droit qui était plus ou moins respecté. Mais on s'y référait. Là, c'est la force pour la force. L'ordre est le ruissellement de l'ordre, c'est-à-dire l'ordre apporte le bonheur en tant que tel et donc doit s'émanciper de toutes ces entraves, que ce soit le droit, le droit international, le droit des peuples ou les valeurs, la démocratie, le respect de l'autre et ce qui s'en suit. Mais il y a un deuxième élément, c'est la fin des alliances. Elles étaient à l'agonie depuis longtemps. Seule l'OTAN demeurait comme alliance militaire dans le monde. Là, on voit très bien que la posture de Trump, c'est de dire et de faire valoir que l'alliance est plus coûteuse que rentable, que c'est une entrave, que c'est une limite à la force. Et donc, il préfère, troisième élément d'affichage, la connivence. La connivence, ce n'est pas l'alliance. C'est-à-dire, vous êtes connivent lorsqu'il y a un alignement de planètes que vous voyez à votre profit, mais le lendemain, vous pouvez avoir une autre posture. Et cette connivence, avec le maître du Kremlin, elle est extrêmement nette, extrêmement déterminante. On est dans la politique de la connivence. » … « Les réactions européennes ont été faiblardes, comme l'Europe a été faiblarde au Conseil de sécurité. Mais les réactions du Sud étaient très intéressantes. Hier, Lula, le président brésilien, a dénoncé un carnaval grotesque dans le bureau ovale de la Maison Blanche. Et si vous regardez le vote à l'Assemblée Générale des Nations Unies, le même jour, qu'est-ce que vous voyez ? Le triangle Russie, Israël, Etats-Unis, qui a voté contre la résolution pour une paix durable en Ukraine n'a recueilli que 18 voix sur 193. Et le gros peloton comprend 65 abstentions, la plupart venant du Sud. Et donc, le paradoxe, c'est qu'effectivement, chez les puissants, s'aiguisent de plus en plus un discours de la force nue, c'est-à-dire cynique, dépouillé de droits et de valeurs, mais en même temps, ce discours est de moins en moins accepté par ceux sur lesquels il était censé s'exercer, alors qu'il s'agisse de l'Ukraine ou qu'il s'agisse des pays du Sud. On parle de l'alliance entre la Russie, l'Iran, la Chine. La Chine et l'Iran, par exemple, n'ont pas voté contre la résolution pour une paix durable en Ukraine. Ils se sont abstenus, ce qui est quand même assez significatif. Donc on voit un nouveau visage du monde se mettre en place, où effectivement il y a en même temps une radicalisation du discours de la puissance au moment où celle-ci se révèle plus impuissante que jamais. Et c'est la raison pour laquelle cet homme qui se croit si fort est en réalité faible dans le monde tel qu'il est. »
Natacha Valla : « Il faut bien se rappeler que le narratif s'accélère à un rythme tel qu'on a du mal même à garder la mémoire. On a un rythme qui nous force presque à effacer notre mémoire courte. Et c'est un risque qui, historiquement, est dramatique parce qu'on sait ce à quoi cela amène. Donc, l'accélération du narratif qui peut nous empêcher d'avoir cette espèce de capacité à penser par nous-mêmes et à avoir cet esprit critique. Donc, gardons-le. Mais aussi, il ne faut pas se laisser enfermer dans les sujets sur lesquels on nous conduit. On nous a conduits sur le commerce, on nous conduit là sur les éléments qui sont autour de la guerre. Il faut savoir que cette transactionnalité à la Trump, elle devient notre métrique de lecture. Il faut qu'on apprenne à prendre du recul par rapport à ce qui nous est proposé. Il y a un sujet qui n'est pas du tout sur la table, et Trump sait très bien ce qu'il fait, c'est la question monétaire. Il y a la question du dollar qui est utilisé dans le monde entier et qui est le degré zéro qui permet la puissance américaine aujourd'hui. Qu'est-ce que l'on dirait si la présidente de l'Union Européenne invitait M. Trump dans son bureau et lui disait « Voilà, vous savez que c’est l'épargne des Européens qui vous permet de financer votre déficit et vos dépenses, on va finalement la réorienter vers notre système industriel et productif. On n'en est pas là, mais il faut savoir utiliser tous les axes qui sont en présence et qui peuvent permettre de faire levier. Je pense qu'il y a des points de tension qui se sont exprimés au fil du temps depuis 2008 et qui montrent que, en fait, le rôle du dollar, que ce soit pour le financement de l'État américain ou pour la question de l'extraterritorialité, cette utilisation géopolitique de la monnaie, il faut aujourd'hui la reconnaître comme telle dans toute sa dangerosité mais aussi dans tout le poids que cela peut donner aux investisseurs du monde entier, pas seulement de l'Europe, mais du monde entier et qui permettent aux États-Unis d'avoir l'économie qu'on leur connaît aujourd'hui. »