Lorsqu’il mourut, en 1528, à 56 ans, Albrecht Dürer était immensément célèbre. Alors, ses amis artistes prirent l’empreinte de son masque funéraire et prélevèrent une mèche de ses cheveux. Elle est aujourd’hui encore pieusement conservée à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. N’y a-t-il que cela que l’on ait gardé du corps de l’artiste ? Evidemment non : Dürer a tellement peint, dessiné, gravé, qu’il est partout dans son œuvre. Et il a tant écrit également, tant fasciné ses contemporains par son génie mais aussi par ses extravagances, qu’on sait presque tout de lui : comment il s’habillait, ce qu’il mangeait, et jusqu’à la forme des oreillers qu’il a dessinés, cherchant dans leurs plis la forme de ses rêves. Allons-y voir, en affrontant le regard de celui qui nous toise, mains croisées, depuis 1498, dans son Autoportrait aux gants conservé au Musée du Prado à Madrid, dans lequel il prit les habits d’un prince et les traits du Christ. En compagnie de :
- Andreas Beyer, professeur d’histoire de l’art moderne à l’université de Bâle, dont le dernier livre intitulé Le corps de l’artiste. L’empreinte oubliée de la vie dans l’art a été traduit en français chez Actes Sud, dans la collection Les Apparences, en octobre 2024.
- Jean-Claude Schmitt, historien médiéviste, spécialiste de l’anthropologie historique, qui a notamment signé Les images médiévales. La figure et le corps chez Gallimard en 2023.
- En fin d’émission, l’intervention de notre sociétaire du jour, Hortense Belhôte, qui nous parlera de la place du corps des artistes femmes à la Renaissance.
- Et comme chaque semaine Mathieu Potte-Bonneville nous envoie une Carte Postale, dans laquelle il passe une tête dans la salle de bain de David Cronenberg pour interroger l’apport du cinéma fantastique à l’autoportrait.
Le corps des femmes artistes à la Renaissance : l'intervention d'Hortense Belhôte, sociétaire de l'émission
En fin d’émission, l'historienne de l'art et performeuse Hortense Belhôte nous raconte le défi qu’elle s’est lancée en courant le marathon de Paris trois semaines plus tôt, sans préparation. Une façon pour notre sociétaire de créer une archive sonore témoignant d’une réalité d’un corps d’artiste femme aujourd’hui, une source particulièrement rare pour les périodes plus anciennes comme elle nous l'explique au cours de son intervention... Extrait :
« Pour le début du XVIe siècle on peut se référer aux "Vies" de Vasari, (le biographe paparazzi gossip boy de la Renaissance italienne) dont la première édition présentait 142 hommes et 1 femme. Il en ajoute 3 dans la seconde, mais pas dans des entrées individuelles. Elles sont à la suite de la première, comme s’il y avait un sens organique à les regrouper. Il y cite l’Orlando Furioso de l’Arioste : « Les femmes ont réussi à exceller dans tous les arts auxquels elles ont consacré de l’attention ». Mais alors pourquoi y en t-il si peu ? Devons-nous conclure que les femmes sont davantage sujettes au trouble du déficit de l’attention ? [...] Côté peinture, Vasari cite notamment : Sofonisba Anguissola. Née à Crémone en 1532, au milieu d’une brochette de sœurs surdouées, elle travaille dans toute l’Europe et multiplie les autoportraits dans des mises en scènes maniéristes troublantes, et ce jusqu’à sa mort à l’âge de 93 ans, alors qu’elle a (selon Van Dyck) quasiment perdu la vue et doit se coller à sa toile pour peindre. Anguissola est à mon avis comparable à Dürer en terme de « conscience artistique aigue de son propre corps ». Comme si elle était née plusieurs siècles trop tôt, la modernité de son corpus d’œuvres, surgissant de l’oubli, ne peut que nous renvoyer, en tant que spectatrice, à notre propre être au monde. » Hortense Belhôte
La Carte Postale de Mathieu Potte-Bonneville : le corps morcelé, de Husserl à Cronenberg
Au cours de l'émission, nous avons la joie de recevoir une carte postale du philosophe et directeur du département Culture et création du Centre Pompidou, Mathieu Potte-Bonneville. Cette fois-ci, c'est depuis sa salle de bains qu'il nous écrit, soit le lieu idéal pour interroger l’apport du cinéma fantastique à la phénoménologie husserlienne, et de façon plus générale à l’intelligence du corps et de l’autoportrait. Extrait :
"Ce que retient la toile, est-ce ce corps que je vois, ou celui que j’éprouve ? C’est ici que je croise le cinéma fantastique, et plus précisément The Fly, réalisé en 1986 par David Cronenberg. Vous vous en souvenez sans doute, le film raconte l’histoire d’un scientifique qui au moment de tester sa machine à téléportation fusionne avec une mouche infiltrée à son insu dans l’appareil, fusion qui le transformera peu à peu en créature hideuse. Mais à mesure que le récit porte à se demander à qui l’on a affaire, de l’homme ou de la mouche, le personnage quant à lui se demande si son corps est encore le sien, et en quel sens. Car d’un côté, s’il a survécu au transfert, c’est bien que celui-ci ne s’est pas contenté de reproduire de son corps le seul substrat physique - comme le personnage l’explique, impossible de téléporter de la chair sans la “poésie” qui l’anime (“even a good steak is poetry”). Mais de l’autre côté, ce corps une fois reproduit lui devient extérieur, il s’en détache et l’observe devenir par le seul jeu de la transcription machinique une chose étrangère à lui [...] Si les plus belles scènes de The Fly se passent dans la salle de bains, c’est que celle-ci n’est plus le lieu où se réconcilient le corps observé et le corps ressenti, dans l’intimité retrouvée du sujet et du monde, mais le lieu où des morceaux de viande deviennent l’objet d’une fascination morose, collection dont de l’autre côté du miroir le propriétaire sent palpiter dans sa chair une inquiétante étrangeté..." Mathieu Potte-Bonneville
Les références de l'émission :
Bibliographie sélective :
- Ashcroft Jeffrey (dir.), Albrecht Dürer Documentary Biography. Dürer’s Personal and Aesthetic Writings, Words on Pictures, Family, Legal and Business Documents ; The Artist in the Writings of Contemporaries’ Translation and Commentary, Londres, New Haven, Yale University Press, 2017
- Baxandall Michael, L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985
- Beyer Andreas, Le Corps de l'artiste, l'empreinte oubliée de la vie dans l'art, Paris, Actes Sud, 2024
- Beyer Andreas, “Dürer auf der Reise zu sich selbst”, dans Peter Van den Brink (dir.), Dürer war hier. Eine Reise wird Legende, cat. exp., Suermondt Ludwig Museum Aachen, Petersberg, Imhof, 2021a, p. 77‐83
- Beyer Andreas, Burghartz Susanna et Burkart Lucas (dir.), Burckhardt. Renaissance. Erkundungen und Relektüren eines Klassikers, Göttingen, Wallstein, 2021
- Dürer Albrecht, Traité des proportions, accompagné des Lettres et écrits théoriques, Paris, Hermann, 1954
- Dürer Albrecht, Journal de voyage aux Pays-Bas, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 2009
- Foucault Michel, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2009
- Schmitt Jean-Claude, Les images médiévales. La figure et le corps, Paris, Gallimard, 2023.
- Schmitt Jean-Claude, Le Corps, les Rites, les Rêves, le Temps. Essais d'anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001
- Schmitt Jean-Claude, Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.
- Schmitt Jean-Claude, L’Invention de l’anniversaire, Paris, Les éditions arkhê, 2010.
- Vasari Giorgio, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 12 vol., édition commentée sous la direction d’André Chastel, Berger-Levrault, Paris, 1981‐1989
Morceaux et archives diffusées pendant l'émission :
- Extrait de l'émission "D’art d’art" de Frédéric Taddei en 2010
- Extrait de l'interview de Joseph Koerner sur les mains de Dürer, « Le mystère des autoportraits », documentaire de Frédéric Ramade, Arte, 2022
- C’est moi…c’est moi de Claude François (1966)
- Tracey Emin à propos de son œuvre My Bed, Tate Britain (2015)
- Hands in glove de The Smiths (1984)
- Sexy boy de Air (2016)