Intimité : le mot est fréquemment prononcé par Rousseau pour évoquer le bonheur du quotidien avec une femme aimée, Madame de Warens à la fin des années 1730, puis plus tard Thérèse, devenue son épouse. Une intimité dont Rousseau dit qu’au fond, elle ne saurait être décrite. Tenter de décrire serait peut-être même ennuyeux, succession de petits gestes, de promenades, de goûters, de rituels apparemment sans surprise, délicieux dans leur répétition même.
Conceptuellement, Rousseau construit la notion d’intimité, si l’on peut dire, contre la société qui aliène : contre la société qui empêche d’être soi-même et attise l’envie de dominer et le goût des inégalités. L’intimité, c’est peut-être le seul espace-temps où quelque chose d’un ancien "état de nature" pourrait revenir, la douceur du rapport à son prochain, sans rivalité.
Ce qui soulève beaucoup de questions, malgré tout. Rousseau n’étouffe-t-il pas dans l’idéal d’une fusion parfaite tout ce qui demeure constitutif de l’altérité, en amour aussi, la possibilité du désaccord voire du conflit ? Mais encore, n’est-il pas tiraillé, souvent, entre, d’un côté, l’envie de dire que l’intimité véritable est toute simple et permet de tout dire et de tout faire sans honte, rien finalement n’exigeant pudeur (le mot "pudor" en latin signifiant "honte"), et de l’autre côté, le souci de rappeler que dans l’intimité il demeure, malgré tout, du caché à préserver, des jardins secrets, beaucoup de pudeur, sans quoi il n’y aurait que débauche décevante ? Difficile Rousseau, torturé par ses idéaux mêmes.
La dialectique rousseauiste : entre le souci de la transparence et la nécessité de préserver l'intimité
L'historien de la littérature suisse Jean Starobinski (1920-2019) a publié en 1971 : Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle. Christophe Martin revient sur le succès de la formulation de Starobinski, l’idéal de la transparence” chez Rousseau, "succès qui a fortement mis l'accent sur le rêve de transparence, qui existe indiscutablement, mais qui a aussi un impératif d'intimité. La transparence n'a pas lieu devant n'importe qui."
Rousseau, auteur des Confessions, a parfois été taxé "d'exhibitionniste qui dévoile tout sans aucune pudeur", rappelle Christophe Martin. Mais, ajoute-t-il, "dire cela, ce serait complètement manqué l'extraordinaire dialectique qui existe chez Rousseau entre le souci de la transparence et la nécessité de préserver l'intimité. Tout dire, mais en même temps, dire à moitié, laisser entendre."
L'intimité amoureuse permet de développer ses facultés
Rousseau forge le concept de "perfectibilité" dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Quentin Biasiolo explique qu'elle correspond à "la faculté que nous avons de développer toutes nos facultés, d'exercer tous nos talents."
Si, "idéalement, c'est le contrat social et la communauté politique qui devraient activer au mieux les ressources de la perfectibilité, Rousseau considère que cet état social idéal n'est pas celui dans lequel nous vivons." Dès lors, "Rousseau suggère, par exemple dans "Les Confessions" avec l'idylle des Charmettes qui représente une sorte de petite utopie sociale, que lorsque la politique échoue à développer les facultés de l'individu, c'est au rapport intime, notamment amoureux, d'activer les ressources de la perfectibilité", poursuit Quentin Biasiolo. En somme, l'intimité amoureuse peut apparaître comme un refuge lorsque la politique est déceptive et ne nous donne pas les moyens de développer nos facultés.
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Pour en parler
Christophe Martin, professeur de littérature française du XVIIIe siècle à Sorbonne Université. Il a publié :
Quentin Biasiolo, ancien élève de l’ENS de Lyon, agrégé et docteur en philosophie, professeur de philosophie en classe préparatoire au lycée Sainte-Geneviève de Versailles. Il est l’auteur d’une thèse intitulée L’amour à l’épreuve du temps, dans les œuvres de Rousseau et de Proust. Il a publié :
Références sonores
- Archive de Jean Starobinski, historien de la littérature suisse, dans l’émission "Etranger mon ami" sur Paris Inter, le 1er octobre 1959.
- Lecture par Nicolas Berger d'un extrait de Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre VI, avec Madame de Warens (autobiographie qui ouvre les 53 premières années de la vie de Rousseau, jusqu’à 1765 ; première partie parue en 1782, la seconde, incomplète, en 1789, et la première édition intégrale en 1813).
- Lecture par Nicolas Berger d'un extrait de Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre VIII, avec son épouse Thérèse.
- Lecture par Nicolas Berger d'un extrait de Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre III.
- Lecture par Nicolas Berger d'un extrait de Jean-Jacques Rousseau, Emile, ou De l’éducation, Livre IV (1762).
- Lecture par Nicolas Berger d'un extrait de Jean-Jacques Rousseau, Julie, ou La Nouvelle Héloïse (1761), Lettre 50 de Julie à Saint-Preux.
- Chanson de fin d'émission : "True Confessions" (1979) de The Undertones.