On évoque souvent la préface de Sartre au dernier livre de Fanon, Les Damnés de la terre, et on dit souvent que Sartre a exagéré la légitimation de la violence dans la lutte anticoloniale, par rapport aux propos de Fanon. Il y a cette phrase dans la préface de Sartre : « L’arme d’un combattant » – c’est-à-dire, d’un colonisé – « c’est son humanité. Car en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. »
Sartre parle du « premier temps de la révolte », il ne faut pas l’oublier. Fanon lui-même écrit dans Les Damnés de la terre, que « pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Il est sûr cependant que la violence n’est pas une fin en soi pour Fanon ; qu’elle doit finir par être contenue. Mais Sartre est-il si loin de cette pensée ? Son ajout le plus notable est d’appeler les Français eux-mêmes, en métropole, à « débrider » en eux « cette violence nouvelle » suscitée par les « vieux forfaits » de la colonisation et de « se joindre » aux soulèvements des colonisés.
Au fond, il semble que, plutôt que de dévier les flèches vers Sartre, il faut affronter le problème directement chez Fanon, dans toute sa précision : la violence, jusqu’où ? Jusqu’à quel point ? Et comment se conceptualise-t-elle sous sa plume ? En somme, qu’est-ce que c’est, exactement, sur la durée, un processus de décolonisation ?
La violence, au fondement de la colonisation
Adler Camilus rappelle que l'imaginaire colonial est fondamentalement violent, dans ses narrations comme dans les faits : "Dans la modernité, le sauvage aura un visage marqué par la race, donc la colonisation va se constituer comme violence, déjà dans ses narrations-mêmes. Cette violence ne se cache pas, ne se métamorphose pas, elle apparaît, elle s'impose comme norme et comme langage. C'est la rationalité elle-même qui devient violente dans l'entreprise coloniale." Cette violence coloniale a des effets sur les colonisés : le système colonial "produit des formes de violences débridées qui sont incontrôlables. Toute la question est de savoir comment faire par rapport à de telles violences et comment fixer des limites, des normes, etc., comment instituer un langage de vérité. On voit bien à quel point Fanon est empêtré dans cela : il veut combattre la violence par la vérité et le langage dans un processus de décolonisation".
Sonia Dayan-Herzbrun abonde : "on pose la violence anticoloniale comme originaire, comme si rien ne s'était passé avant. Ce que va faire Fanon, au contraire, c'est de montrer que la violence est première, et que la violence anticoloniale est une réponse. Elle est quelquefois une réponse aberrante, parce qu'on ne peut pas faire autrement, c'est une espèce de folie". L'enjeu n'est pas de tomber dans la violence mais d'en faire quelque chose : "Son effort politique aussi, c'est de montrer que la violence, une fois qu'elle est organisée comme violence, cette fois-ci révolutionnaire, grâce au parti, grâce au FLN, prend sens et instaure un véritable sujet politique dans la modernité."
Que vise-t-on au bout de la colonisation ?
Au-delà de la violence, il faut penser à l'après-colonisation et à la possibilité de faire communauté, comme le souligne Adler Camilus : "Il faut transformer cette violence en quelque chose qui relève du commun, de l'universel, c'est une manière de faire communauté. (...) Dans les dispositifs mis en place par une société pour s'instituer comme société (dans l'action, dans le faire, dans les narrations, dans les dispositifs d'habiter, dans les dispositifs d'être ensemble, de faire communauté ensemble) quelque chose se transforme et la violence ici peut devenir autre chose qu'elle-même. C'est pourquoi l'idée d'assurer une plateforme pacifique à la violence est quelque chose qui pointe l'universel à venir, l'horizon de l'universel qui est ouvert, qui ne doit pas être obstrué. (...) Si on jouit de la mort du maître, on n'est plus dans cette plateforme pacifique."
Fanon, à la fin des Damnés de la terre, appelle les colonisés à "faire peau neuve" et à ne pas "singer l'Europe". Sonia Dayan-Herzbrun revient sur ce passage important : "Fanon appelle à une rupture radicale c'est-à-dire à une rupture avec l'Europe qui est en totale contradiction avec elle-même. On est au-delà cette fois-ci d'une critique de la colonisation, on est vers quelque chose qui sera de l'universel, mais qui ne sera de l'universel que si on remet l'Europe à sa place, si on la provincialise (...) C'est quelque chose qui doit se faire, qui est une aspiration à fonder une véritable humanité, qui ne sera plus prise dans toute la mauvaise foi, les contradictions, les mensonges, les non-dits, les occultations de l'homme blanc."
Pour en parler
Sonia Dayan-Herzbrun, professeure émérite de sociologie politique à l’Université Paris Cité, membre du Laboratoire de Changement Social et Politique, directrice de la revue Tumultes et membre du comité de rédaction du journal En attendant Nadeau. Elle est membre de la Caribbean Philosophical Association qui lui a décerné en 2016 le Prix Frantz Fanon. Elle a :
- dirigé un numéro de Tumultes (octobre 2008) : Vers une pensée politique postcoloniale. À partir de Frantz Fanon
- écrit l’avant-propos au livre de Lewis Gordon « What Fanon Said. A Philosophical Introduction to His Life » (2015)
- rédigé de nombreux articles portant soit sur la pensée et les textes de Fanon, soit se référant à eux notamment « Fanon et l’Islam : une relation complexe », dans The Fanon Handbook, à paraître chez Palgrave, fin 2025.
Adler Camilus, docteur en philosophie de l’université Paris 8 et enseignant-chercheur (philosophie) à l’Université d’État d’Haïti. Il enseigne actuellement la philosophie politique à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
- La Communauté des êtres-sans. Les imaginaires égalitaires et critiques de domination ; Critique de la déraison coloniale dans l’Histoire (à paraître).
- Il a dirigé avec Edelyn Dorismond, Mémoire et histoire. L’expérience postcoloniale haïtienne. Hommage à Michel-Rolph Trouillot, Presses de l’Université d’État d’Haïti, 2020. Il a aussi dirigé Écriture et mise en récit des sociétés postcoloniales. Penser l’état présent et ses pathologies, Préface de Magali Bessone, Montréal, CIDHICA, 2025 (à paraître).
Références sonores
- "Brèves sur l'Algérie" sur l'ORTF (décembre 1960)
- Reportage sur les émeutes de Sétif de 1945 diffusé sur France 2 (mai 2005)
- Reportage sur le massacre d'Oued Zem au Maroc (1955)
- Lecture d'un extrait de Frantz Fanon, "Pourquoi nous employons la violence". Discours prononcé à la Conférence d'Accra (avril, 1960) et publié dans une réédition de L'An V de la Révolution algérienne (texte d'abord paru en 1959) dans les œuvres complètes de Fanon à la Découverte (2011)
- Lecture d'un extrait de Frantz Fanon, "Lettre à un Français" (1956) publié dans Pour la révolution africaine
- Extrait du film Fanon (2025), réalisé par Jean-Claude Barny. Avec Alexandre Bouyer, Déborah François, Stanislas Merhar
- Lecture d'un extrait de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (1961)
- Chanson de Peter Tosh, "Apartheid" (1976)