Les musées consacrés à l’histoire de la médecine ne laissent jamais indifférent, avec des collections qui vont des beaux pots en faïence utilisés par les apothicaires, aux bocaux dans lesquels les pathologies baignent dans le formol. Il y a également des moulages de maladies de peau, entre cabinet de curiosité et musée des horreurs, entre spectacle et discours médical, qui sont surtout des documents remarquables pour les historiennes et les historiens.
Fascination pour les atteintes cutanées, la naissance de la dermatologie
Le médecin Jean-Louis Alibert (1768-1837) est considéré comme le fondateur de la dermatologie en France. Nommé à l'hôpital Saint-Louis en 1801, il y fonde l’École française de dermatologie. Il publie plusieurs atlas de dermatologie, comme la Description des maladies de la peau observées à l'hôpital Saint-Louis, et exposition des meilleures méthodes suivies pour leur traitement (illustrée de cinquante trois planches en couleur). Féru de belles-lettres, Alibert entend créer une langue inédite, celle des pathologies de la peau, qu’il décrit à grand renfort de métaphores, en référence à un modèle pictural. L’historienne de l’art Sophie Delpeux, autrice de Soigner l’image. Destin des beaux cas de dermatologie de l’hôpital Saint-Louis (1801-1979) (Presses universitaires de France, 2025), explique l'objectif d'un tableau clinique : "Rendre la personne qui lit capable d’une sensation [équivalente à celle] qu’elle aurait eue au chevet du malade, c’est-à-dire arriver à frapper l’esprit aussi fort que par la présence de quelqu’un qui est affligé d’une maladie. [Selon Jean-Louis Alibert], disciple du sensualisme, pour apprendre et être un bon médecin, il faut frapper ses sens et dramatiser si besoin."
Sous la conduite d’Alibert, l’hôpital Saint-Louis ne tarde pas à devenir un centre international de la dermatologie naissante. Située loin du centre de Paris, cette institution médicale a initialement été fondée, au 17ᵉ siècle, pour accueillir des pestiférés. Peu à peu, l’hôpital accueille de plus en plus de patientes et patients atteints de maladies vénériennes, et en particulier de la syphilis, qui se manifeste entre autres symptômes par une ulcération de la peau.
La syphilis est au 19ᵉ siècle un objet de répulsion et de fascination, qui devient peu à peu la maladie du siècle. Les images des atteintes cutanées des syphilitiques circulent hors de l’hôpital, à travers des atlas dermatologiques et parfois même dans des "musées des horreurs". Elles forgent un imaginaire puissant autour de cette maladie redoutée, qui contribue à dissuader les jeunes gens de s’adonner à des relations hors-mariage ou à la fréquentation de prostituées. Dans le même temps, la syphilis exerce aussi une forme d’attraction. Elle donnerait accès à une folie créative, ce qui fait qu’un auteur comme Maupassant se félicite de l’avoir attrapée.
Exposition à l’hôpital, des reproductions pour enseigner
L’hôpital Saint-Louis accueille bientôt un Musée des moulages, qui permet la progressive mise en image d'une grande diversité de maladies de peau. 4 900 moulages en cire teintée sont ainsi réalisés, conservés, et exposés. Outre les techniques à la cire, l’hôpital commandite des dessins, des aquarelles, et des photographies. Se constitue ainsi une collection de "beaux cas", de maladies de peau exceptionnelles par leur rareté ou par la sévérité de leurs symptômes. L’objectif de départ est pédagogique : il s’agit de former les étudiants, mais aussi de disposer d’une documentation pour les médecins en exercice.
Le Musée des moulages permet également de promouvoir le modèle français dans le cadre de rivalités entre écoles dermatologiques européennes. Enfin, les dermatologues eux-mêmes utilisent le Musée des moulages pour construire leur réputation et leur propre image, à des fins de promotion personnelle. Peu à peu, la visite du Musée sort du strict cadre hospitalier, et des quidams se mettent à explorer les images saisissantes de la peau des malades.
La violence subie par les patients
Pourtant, le consentement des patients à la réalisation de ces moulages est discutable. Ils sont en général condamnés par des maladies qui en sont arrivées à des stades très avancés. Écrasés par le poids de l’institution médicale, ces hommes et ces femmes sont probablement en partie contraints à venir poser. Se lisent ainsi en filigrane les rapports de pouvoir, voire de violence, qui peuvent lier médecins et patients au 19ᵉ siècle. "Les médecins sont très fiers de cette collection et de sa réalisation. Néanmoins, il n'est jamais fait mention des inconvénients que cette fabrique d’images peut avoir sur les malades. C’est une absence complète de considération de ce que le moulage peut leur faire subir, physiquement et moralement", ajoute Sophie Delpeux. Les patients sont également instrumentalisés dans le cadre de leçons publiques de dermatologie, menées notamment par Alibert, qui s’apparentent à des numéros de cirque et où le médecin se met en avant comme grand ordonnateur du spectacle. Les malades sont exposés comme des bêtes de foire devant un public toujours plus nombreux, venu admirer et frissonner devant leurs spectaculaires affections de peau.
Si Sophie Delpeux porte une attention toute particulière aux enjeux éthiques soulevés par le Musée des moulages, elle étudie aussi ce cas exceptionnel en historienne de l’art. En effet, les productions iconographiques du Musée sont généralement réalisées par des artistes professionnels en mal d’argent, comme le mouleur belge Jules Baretta (1834-1923). L'historienne fait également l’hypothèse que les images dermatologiques, qui ont connu une diffusion assez large dans la société, ont pu influencer à la fois les productions artistiques du temps et les discours de la critique d'art.
Pour en savoir plus
Sophie Delpeux est historienne de l’art, maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Ses publications :
- (avec Alice Maude-Roxby) Gina Pane : Actions through time, Routledge, 2025
- Après le Musée des moulages, Éditions Empire, 2025
- Soigner l’image. Destin des beaux cas de dermatologie de l’hôpital Saint-Louis (1801-1979), Presses universitaires de France, 2025
- Le Corps-caméra. Le performer et son image, Textuel, 2010
Références sonores
- Extrait du film Elephant Man de David Lynch, 1980
- Adaptation radiophonique des Liaisons dangereuses, roman épistolaire de Choderlos de Laclos, 1972
- Lecture par Raphaël Laloum d’un extrait de Description des maladies de la peau observées à l'hôpital Saint-Louis, et exposition des meilleures méthodes suivies pour leur traitement, par le docteur Jean-Louis Alibert, 1806-1814
- Archive INA du docteur Philippe Hallez à propos de la gale, RTF, 23 mars 1954
- Archive INA de présentation du Musée des moulages et des œuvres du mouleur Jules Baretta, FR3, 14 juin 2003
Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020