"Tu bosses toute ta vie pour payer ta pierre tombale", chante le groupe Trust en 1980. Quelques siècles plus tôt, sous l'Ancien Régime, c'est surtout pour payer la taille et la gabelle. Le 16 juillet 1639, du côté d’Avranches, la révolte éclate contre Richelieu et les collecteurs d’impôts : "Repense à toutes ces années de service. / Antisocial, bientôt les années de sévices." Avec la révolte des Nu-pieds, antifiscal, tu perds tes souliers !
En 1639, une gabelle impopulaire
Au 17ᵉ siècle, la Normandie est une vieille province du domaine royal, rattachée à la couronne française depuis plusieurs siècles. C’est aussi l’une des régions du Royaume de France qui paie le plus d’impôts à la monarchie. L'historien Brice Évain, auteur d'une thèse sur les révoltes en France et en Angleterre entre 1540 et 1640, souligne que la Normandie est une mosaïque en matière fiscale : "Tout l'est de la province est sous le régime de grande gabelle et paie donc plein pot l'impôt sur le sel ; tout l'ouest bénéficie du privilège dit de quart-bouillon, et paye beaucoup moins cher son sel, parce que c'est un territoire de production avec les salines autour d'Avranches ou du Mont-Saint-Michel."
À partir de 1635, le pouvoir royal met en place un "tour de vis fiscal" pour financer son entrée en guerre contre la monarchie espagnole, dans le cadre de la Guerre de Trente Ans. Les impôts augmentent, y compris en Normandie qui contribue à l’effort de guerre. Face à ses besoins croissants de la monarchie, le pouvoir se permet parfois de remettre en cause certains privilèges. À l’été 1639, la rumeur court que la gabelle va être établie dans la ville d’Avranches, territoire pourtant bénéficiaire du privilège de quart-bouillon. L’abolition de ce privilège sur le sel mettrait fin à une industrie saline très importante dans la région. "Pour les populations, cela veut dire concrètement une multiplication par quatre du prix du sel, [...] un produit de première nécessité et une ressource précieuse, en particulier pour la conservation des aliments", précise Brice Évain.
La colère gronde. Le 16 juillet 1639, un certain Charles de Poupinel est massacré à Avranches par les sauniers qui le soupçonnent d’être un représentant du roi chargé d’instituer la gabelle. La révolte des Nu-pieds commence.
Les Nu-pieds prennent les armes… et la plume
Dès l’après-midi du 16 juillet 1639, des mouvements s’organisent dans les petites paroisses autour d’Avranches. En quelques jours, une "armée de souffrance" se met en route. La révolte prend le nom de Nu-pieds, en référence à leur travail pieds nus dans les salines, et à la misère qui les caractérise socialement. Les insurgés comptent essentiellement des sauniers, des porteurs de bois ainsi que quelques curés ou notables locaux, qui veulent représenter la communauté. L'historien Philippe Hamon souligne d'ailleurs que "ce n'est pas un mouvement de classe ou d'ordre ; on se soulève dans une perspective communautaire – même s'il s'agit de paroisses plus que de communes à l'époque. Elles se soulèvent les unes après les autres, au son du tocsin." De Coutances à Domfront, les Nu-pieds s’en prennent aux agents fiscaux et aux officiers de la monarchie. Pendant quatre mois, ils s’approprient le pouvoir face à une monarchie qu’ils jugent défaillante et injuste.
En dehors du bruit des armes, les insurgés se font entendre par l’écrit à travers de nombreux papiers séditieux. Pour encourager la révolte, des poèmes appellent aux armes et font référence au passé glorieux de la Normandie : les vikings, Guillaume le Conquérant, ou encore la Charte aux Normands de 1315 sont mobilisés dans les discours. D’une paroisse à l’autre, les textes sont lus par cri public ou son de trompe.
Réprimer, punir, pardonner : les armes de la monarchie
La répression des insurgés par le pouvoir royal est violente. En novembre 1639, environ 300 insurgés périssent dans les faubourgs d’Avranches. À partir de décembre, des procès aux séditieux sont organisés dans plusieurs villes normandes, avec des châtiments exemplaires. La répression passe également par l’écrit à travers la mise en place d’un discours de l’ordre. Les Nu-pieds obtiennent finalement gain de cause : la gabelle n’aura pas lieu. Après les avoir réprimés, le pouvoir royal pardonne les émeutiers par pragmatisme. Une fois terminé, le silence perpétuel est imposé à toutes et tous. À Rouen, le mot "gabeleur" est interdit par la monarchie qui craint les récidives. Ce n’est qu’à partir du 19ᵉ siècle que la révolte des Nu-pieds devient un événement historique de la Normandie.
Pour en savoir plus
Brice Évain est historien, maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Caen Normandie, membre du laboratoire HisteMé.
Il a soutenu la thèse "Dire et écrire la révolte en France et en Angleterre (1540-1640)", sous la direction de Gauthier Aubert à l’Université Rennes 2, en décembre 2021.
Philippe Hamon est historien, professeur émérite d’histoire moderne à l’Université Rennes 2, membre du laboratoire TEMPORA.
Ses publications :
- La Politique par les armes. Conflits internationaux et politisation (XVᵉ-XIXᵉ siècle), co-écrit avec Laurent Bourquin, Alain Hugon et Yann Lagadec, Presses universitaires de Rennes, 2013
- L'Or des peintres. L'image de l'argent du XVᵉ au XVIIᵉ siècle, Presses universitaires de Rennes, 2010
- Les Renaissances (1453-1559), Belin, 2009
Références sonores
- Archive INA de Gilbert Dunoyer de Segonzac, professeur à l'université Louis Pasteur de Strasbourg, France Culture, 2002
- Archive INA de l'historien Victor-Lucien Tapié à propos de la politique de Richelieu, France Culture, 20 février 1967
- Lecture par Françoise Le Floch de l'Épitaphe à Poupinel, Avranchin, été 1639
- Archive INA de l'historienne Madeleine Foisil, France Culture, 23 octobre 1972
- Lecture par Raphaël Laloum d'un extrait du Manifeste de Jean Nu-Pied, été 1639
- Archive INA de l'historien Pierre Goubert dans "Les lundis de l'histoire", France Culture, 23 octobre 1972
- Lecture par Thomas Beau de l'Ordonnance du général Nudpieds, août 1639
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020