Quand commence Caen ? En 1025, la date de la plus ancienne mention conservée dans les actes ducaux de la ville normande, alors appelée "Cadomus" ? Les guides touristiques d’avant la Seconde Guerre mondiale, avant les bombardements, présentent Caen comme une ville chargée des traces du passé, sans doute plus que sa rivale, Rouen. De l’abbaye aux Hommes à l’abbaye aux Dames, du château à l'église Saint-Étienne-le-Vieux, c’est une balade dans une ville chargée d’histoire, comme un very good trip ou, en l'occurrence, un very goût de tripes !
En plein dans le mille (vingt-cinq) ?
Les premières mentions écrites et conservées de Caen, alors appelé "Cadomus", apparaissent dans des actes ducaux de 1025. Pour autant, ce n’est pas le point de départ de l’occupation de la région. Au contraire, la toponymie et l’archéologie indiquent la présence d’un peuplement dès l’Antiquité romaine, puis au Haut Moyen Âge. Bénédicte Guillot, responsable de recherches à l’Inrap, explique : "Il y a une occupation romaine à Caen, mais il ne s’agit pas d’une cité, contrairement à Bayeux et Lisieux. Situé entre les deux, Caen est plutôt un territoire parcouru." Les sources écrites du 11ᵉ siècle prennent plus acte d’une agglomération qu’elles ne l’inaugurent ; en revanche, la ville ne devient une capitale que sous l’impulsion des ducs de Normandie successifs.
Lorsque Guillaume succède à son père Robert le Magnifique au duché en 1035, il n’a pas dix ans. Très vite, ses adversaires, barons normands dont plusieurs dominent le Cotentin, complotent et tentent de l’assassiner. En août 1047, la victoire du jeune duc à la plaine de Val-ès-Dunes est décisive dans son accession à la légitimité. Choisir Caen comme capitale, aux dépens de Rouen, est un moyen de se rapprocher de ses anciens ennemis : le château qu’il y fait construire, juché sur un promontoire rocheux de cinq hectares, sert autant à surveiller la région qu’il symbolise le pouvoir de Guillaume.
Deux nouvelles abbayes pour une nouvelle ville
Même si l’absence de cathédrale, et donc d’évêque, signifie que Guillaume n’a pas besoin de partager le pouvoir dans sa ville, le duc n’est pas soustrait à l'autorité religieuse. À la fin des années 1050, pour faire pénitence après un mariage que le pape a jugé consanguin, Guillaume et Mathilde de Flandre fondent respectivement l’abbaye aux Hommes, dédiée à Saint-Étienne, et l’abbaye aux Dames, dédiée à la Trinité. Avec le château, construit à peu près à la même période, ces établissements religieux deviennent des pôles d’attraction autour desquels la population s’agrège : au 11ᵉ siècle, Caen est une ville polynucléaire. Elle s’organise en trois bourgs – Bourg-le-Duc, qui devient Bourg-le-Roi, Bourg-l’Abbé et Bourg l'Abbesse – aux rues étroites. Bien que boueuses, celles-ci sont moins insalubres que ce que les préjugés sur le Moyen Âge laissent penser. Même si "Caen est un milieu humide, sillonné par les cours d’eau – l’Orne, la petite Orne, les cours de l’Odon – [on ne peut que supposer que] l’insalubrité, propice au développement de maladies, laisserait des témoignages. La ville médiévale n’est pas forcément si sale", constate Laurence Jean-Marie, historienne médiéviste spécialiste de la ville de Caen.
Après la victoire de Hastings du 14 octobre 1066, Guillaume, désormais le Conquérant et roi d’Angleterre, profite de ses nouvelles ressources pour stimuler les constructions, bâties avec la pierre de Caen. Selon Laurence Jean-Marie, "c’est une pierre calcaire, puisqu’on est dans une région sédimentaire, claire avec des reflets jaunes et facile à extraire depuis des carrières présentes un peu partout à Caen et dans les environs, y compris dans le château. Elle sert à construire les bâtiments du château, mais aussi ceux d’outre-Manche”. La pierre de Caen est ainsi utilisée pour orner la tour de Londres, la cathédrale de Canterbury et les châteaux anglo-normands dans lesquels s’installe la nouvelle aristocratie.
Caen, une histoire de famille
Après leur mort, Guillaume (1087) et Mathilde (1083) sont inhumés dans leurs abbayes respectives. Assez vite, leurs fils se disputent le contrôle des terres : l’aîné Robert Courteheuse, qui a obtenu le duché de Normandie, cherche à récupérer le trône d’Angleterre, hérité par le cadet Guillaume le Roux. À l’issue du conflit, c’est le benjamin, Henri Beauclerc, qui tire son épingle du jeu. Il devient duc en 1100, puis roi en 1106. Chacun des fils entend se montrer digne de l’héritage du Conquérant et poursuit les constructions caennaises. Même si la datation précise est sujette à débat, et que l’on ne sait pas toujours à qui attribuer le mérite, les fils de Guillaume le Conquérant complètent le château par la construction de sa tour quadrangulaire et sa Grande Salle. Cécile, une des filles du couple royal, n’est pas en reste : rentrée dans les ordres, elle devient abbesse de l’abbaye aux Dames en 1113.
Pour en savoir plus
Bénédicte Guillot est archéologue, responsable de recherches archéologiques à l'Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives) et membre du Centre Michel-de-Boüard / CRAHAM.
Ses contributions et publications :
- Atlas archéologique de la France, sous la direction de Dominique Garcia et Marc Bouiron, Tallandier, 2023. Contributrice pour la période médiévale et moderne
- ArchéoCotentin : Les Origines antiques et médiévales du Cotentin – 30 av. J.-C. à 1500, vol. 2, co-dirigé avec Julien Deshayes, Laurence Jeanne et Laurent Paez-Rezende, OREP Editions, 2023 [catalogue d’exposition]
- "Les premières cuisines du château de Caen : une relecture des données anciennes", avec Stéphanie Dervin dans Cuisiner au château. Architecture, fonctions et usages de la cuisine castrale, Actes du neuvième colloque du CeCaB (Centre de Castellogie de Bourgogne), octobre 2023
- Forges médiévales et écurie de la Renaissance au château de Caen, dirigé par Bénédicte Guillot, Presses universitaires de Caen, 2015
Laurence Jean-Marie est maîtresse de conférences HDR en histoire médiévale à l’Université de Caen Normandie, directrice du Centre Michel-de-Boüard / CRAHAM.
Ses contributions et publications :
- "Caen 1025, naissance d’une capitale", co-écrit avec Fabien Paquet, L’Histoire, mars 2025 [article]
- "Une ville et ses périphéries au Moyen Âge : éléments d’analyse à partir du cas de Caen" dans Florence Bourillon et Denis Menjot, Les Espaces périphériques des villes occidentales : identités et mutations de l’Antiquité à nos jours, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2025
- Caen aux XIᵉ et XIIᵉ siècles. Espace urbain, pouvoirs et société, Éditions la Mandragore, 2000
À propos du Millénaire de Caen :
Le lancement des festivités du Millénaire de Caen aura lieu du 20 au 29 mars, au Château, avec une grande soirée inaugurale jeudi 20 mars.
La ville continue de célébrer son millénaire toute l’année 2025 à travers plusieurs manifestations.
Du 21 au 28 mars 2025, les Journées de l’Histoire proposent un grand événement populaire autour des temps forts de l’histoire de Caen et son territoire, du Moyen Âge à aujourd’hui : reconstitutions, visites guidées et théâtralisées, spectacles, animations et jeux, lectures et films, expositions, conférences et tables rondes… Avec notamment une conférence inaugurale de Patrick Boucheron le vendredi 21 mars, ou encore le 25 mars, une conférence déambulée "Les premiers siècles du château de Caen. De Guillaume le Conquérant à Philippe Auguste, d’après les dernières découvertes archéologiques" par Bénédicte Guillot et Lydia Guérin, responsables de recherches archéologiques à l’Inrap.
Références sonores
- Archive INA sur la ville de Caen et Guillaume le Conquérant, RTF, 12 juin 1957
- Archive INA de l’émission "Le monde comme il va" sur Guillaume le Conquérant et le château de Caen, RTF, 12 juin 1957
- Archive INA de Michel de Boüard, historien et archéologue, Journal parlé de Basse Normandie, 21 octobre 1983
- "La pluie", chanson d’Orelsan featuring Stromae, 2017
- Lecture par Maïwenn Guiziou d’un extrait de "Des foules de toutes parts" de Raoul Tortaire, traduction de Pierre Bouet, "Raoul Tortaire : mon voyage en Normandie", Tabularia [en ligne], "Autour de Serlon de Bayeux : la poésie normande au XIe-XIIe siècle", 2018
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020