La simple lecture du dictionnaire nous renseigne sur l’évolution d’un mot ou d’une notion. C’est le cas pour "sophiste", dont Littré donne trois acceptions. Dans la première, ils sont, "primitivement, chez les Grecs, une personne habile, expérimentée dans les affaires de la vie privée ou publique." Dans la deuxième, "plus tard, et chez les Grecs aussi, ce nom est donné à des hommes moitié rhéteurs, moitié philosophes, qui cherchaient plus à faire parade de leur esprit qu'à reconnaître la vérité des choses." Enfin, dans la troisième, "aujourd’hui, le sophiste est celui qui fait des arguments captieux", c'est-à-dire qui conduit à l’erreur. Dans l'Athènes du 5ᵉ siècle avant notre ère, c'est l'histoire des malheurs des sophistes.
Athènes, creuset des savoirs et terre d'enseignement des sophistes
Au 5ᵉ siècle avant notre ère, le mot sophiste vient du terme grec sophia qui signifie le savoir. Tel qu’il est inscrit sur la tombe de Thrasymaque, le sophiste est un homme dont le savoir est la profession. "Le terme sophiste a plusieurs acceptions : l'acception platonicienne [péjorative, ndlr.] mais aussi celle que les sophistes revendiquent eux-mêmes. Ce sont des sophoi – des savants, des sages – qui recherchent particulièrement la sophia – la sagesse et le savoir-faire. Ils en font une spécialité", explique Marie-Pierre Noël, professeure de langue et littérature de la Grèce archaïque et classique à Sorbonne Université, co-directrice d'Écritures des savoirs dans l’Antiquité aux premiers siècles de notre ère (Classiques Garnier, 2023). "[Les sophistes] s'affirment dans des activités de la pensée et créent un registre de vocabulaire que nous utilisons encore pour désigner les activités de pensée. On pourrait les considérer comme des intellectuels", même si le terme est anachronique.
Les sophistes viennent de diverses régions du monde grec : Gorgias est originaire de Sicile, Protagoras vient de Thrace orientale, Hippias du Péloponnèse. Au milieu du 5ᵉ siècle, ils se rendent pour la plupart dans la cité d’Athènes, où se concentre un grand nombre d’institutions démocratiques. "Athènes, à la fin du 6ᵉ siècle, est devenue une démocratie maritime, qui a mené le combat de toute la Grèce contre l'invasion perse lors des guerres médiques de 490 et 480. Elle rayonne sur la Méditerranée. [...] Elle est un centre commercial impérial et devient le creuset de tous les savoirs – la philosophie, les sciences, etc. – d'abord inventés ailleurs", observe Arnaud Macé, professeur d’histoire de philosophie ancienne à l'Université Marie et Louis Pasteur, co-directeur de La Cité et le Nombre. Clisthène d’Athènes, l’arithmétique et l’avènement de la démocratie (Les Belles Lettres, 2024). Il ajoute qu'à Athènes, se trouve "une nouvelle classe d'aristocrates, dont les enfants ambitionnent de briller. Dans une cité démocratique, il faut maîtriser l'art de la parole."
Les sophistes s'adressent à cette jeunesse athénienne, une élite qui possède déjà une éducation importante dans les autres disciplines. L’enjeu de leur enseignement oratoire est le pouvoir : apprendre l’art de la parole et du discours, c’est devenir un citoyen qui impressionne au sein des assemblées et qui se distingue du reste de la cité. Rémunérés pour leurs services, les sophistes enseignent généralement dans les villas des riches citoyens athéniens ou, parfois, dans les espaces publics tels que la palestre.
Un art du discours et de la persuasion
L’un des principaux enseignements donnés par les sophistes porte sur la rhétorique. Pour persuader son auditoire, le sophiste cherche à capter la bienveillance, à décliner de manière rythmique chaque partie de son discours ou à se servir d'exemples. Le discours doit également savoir jouer sur les émotions de l’auditoire. Chaque sophiste a son style particulier de rhétorique et d’éloquence. Gorgias est connu pour son style très fleuri, avec de grandes oppositions d’arguments, alors que Thrasymaque met davantage l’accent sur la recherche des affects de l’auditeur, pour susciter la pitié.
Les thématiques abordées par les sophistes sont multiples. Les sujets moraux et civiques sont particulièrement évoqués dans les discours. Protagoras organise de nombreuses conférences, dans lesquelles il réfléchit aux moyens nécessaires pour acquérir la vertu. Les sujets liés à la culture homérique sont également centraux dans les discours. Certains sophistes, tel Hippias d’Élis, vendent des leçons d’apprentissage de la grammaire à partir des vers de l’Iliade.
Manipulateurs, charlatans, corrupteurs : des sophistes très critiqués…
Parce qu’ils apprennent à manier l’art du discours et à persuader plus qu’à rechercher la vérité, les sophistes sont souvent critiqués par le reste de la cité, à commencer par les philosophes. L’un des opposants les plus virulents de la sophistique est le philosophe Platon. Il compare ces figures à des apprentis sorciers, qui manient le discours, mais n’ont aucune limite concernant l’équilibre des âmes. Pour lui, les sophistes nuisent à la politique et rendent Athènes plus malade qu’elle ne l’était auparavant. En effet, les sophistes éduquent par la parole des hommes politiques qui jettent la cité dans la guerre. Le philosophe identifie un vice de la démocratie dans la figure de ces sophistes.
Pour en savoir plus
Arnaud Macé est professeur d’histoire de philosophie ancienne à l'Université Marie et Louis Pasteur à Besançon.
Ses publications :
- La Cité et le Nombre. Clisthène d’Athènes, l’arithmétique et l’avènement de la démocratie, co-dirigé avec Paulin Ismard, Les Belles Lettres, 2024
- Les Éléates, Fragments des œuvres de Parménide, Zénon et Mélissos, édité avec Jean-François Pradeau et Luc Brisson, Les Belles Lettres, 2022
- Lire les présocratiques, co-dirigé avec Anne-Laure Therme et Luc Brisson, Presses universitaires de France, 2016
- Platon, Gorgias, Éditions Ellipses, 2003
Marie-Pierre Noël est professeure de langue et littérature de la Grèce archaïque et classique à Sorbonne Université.
Ses publications :
- Écritures des savoirs dans l’Antiquité aux premiers siècles de notre ère, co-dirigé avec Valérie Naas et Fabien Pepino, Classiques Garnier, 2023
- Images et voix du silence dans le monde gréco-romain, Presses universitaires de Franche-Comté, 2020
Références sonores
Archives INA :
- Barbara Cassin, philosophe, "Les chemins de la connaissance", France Culture, 14 décembre 1987
- Régis Debray, écrivain et philosophe, "Le cercle des médiologues", France Culture, 28 avril 2002
- Fernand Chapouthier, helléniste et archéologue, "Heure de culture française", RTF, 25 février 1952
- Présentation de Savonarole dans "Heure de culture française", RTF, 9 mai 1952
Lecture par Daniel Kenigsberg :
- Gorgias de Platon, 456a-457b, traduction de Marie-Pierre Noël
- Éloge d’Hélène, Gorgias, fragment 13
- Discours de Thrasymaque dans Démosthène, Denys d'Halicarnasse, 3, 1-55
Musique : "À l'infini" de Gaspar Claus, album Tancade, label Infine, 2021
Chanson : "Bla bla bla" de Philippe Katerine, album Katerine, label Barclay, 2010
Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020