Si le terme "célibataire" désigne celles et ceux qui ne sont pas mariés, et puisque le mariage homosexuel n'a été accordé qu'à une date très récente, l'histoire du célibat est liée à l'histoire LGBT+. "Jeune homme cherche ami", "jeune femme cherche bonne amie", histoire des petites annonces gays et lesbiennes.
Être célibataire et homosexuel dans un climat hostile
Dans les années 1970, les communautés gays et lesbiennes n’ont pas accès au mariage, ni à des formes d’officialisation du lien conjugal. Du point de vue de l’état civil, les personnes du même sexe sont considérées comme des célibataires. Le célibat est vécu différemment d’un individu à l’autre. Certains gays ou lesbiennes le vivent comme le choix de ne pas être en couple. D’autres perçoivent le célibat comme une contrainte, souvent dans des régions situées en dehors des circuits de la rencontre. Malgré la répression sociale courante à leur encontre, de nombreux gays et lesbiennes aspirent à une vie conjugale. Younes Lakehal, agrégé d'histoire, commence par expliquer que "par définition, le célibat du point de vue des gays et des lesbiennes ne peux pas être pensé de la même manière que le célibat d'une femme ou d'un homme qui se projette dans une recherche matrimoniale."
"Grande, brune, 1m65", le marché des petites annonces
À partir des années 1970, les petites annonces publiées dans la presse se développent et permettent la rencontre entre partenaires homosexuels. "En 1924, 1925, il y a une première revue homosexuelle qui est publiée en France, qui s'appelle Inversion, dans laquelle on trouve quelques petites annonces. Ensuite, pendant plusieurs décennies, il n'y a plus ce type de publication," commente Hugo Bouvard. La presse généraliste lève le tabou à partir des années 1970, grâce aux petites annonces de revues comme Libération ou Le Nouvel Observateur. Younes Lakehal poursuit, "Le tabou commence à être levé à partir de Libération en 1973 et tout de suite, il y a un regain, un renouveau, une extrême diversification de la presse homosexuelle à compter du début des années 1970. Les petites annonces se retrouvent dans quasiment toute la presse homosexuelle." Ces annonces sont généralement publiées dans la presse de gauche, la presse communautaire ou encore la presse militante. "Pour des journaux marginalisés, souvent frappés d'interdictions d'affichage et qui sont en difficulté financières, les petites annonces sont un outil de financement d'une extrême banalité", relève Younes Lakehal.
Autorisations, interdictions, des publications sous contrôle
Jusqu'aux années 1980, deux formes de pénalisations pèsent sur les relations homosexuelles. D'abord, la majorité sexuelle pour les relations homosexuelles est reculée à 18 ans. Ensuite, les outrages publics à la pudeur commis dans le cadre des relations homosexuelles sont punis plus durement. Dans le climat répressif de "la deuxième partie des années 70, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, les magazines homos sont régulièrement frappés d'interdiction d'affichage ou d'interdiction de vente aux mineurs", rappelle Hugo Bouvard. Au-delà de la question pénale, il y a une question de moralité. "L'organe de presse a un contrat de moralité avec l'État, parce que le directeur de publication est responsable légalement de ce qu'il va publier, mais a aussi un contrat de moralité auprès des lecteurs. Dans le courrier des lecteurs du Nouvel Observateur, il y a des oppositions très fortes et des questionnements sur le fait qu'il y ait des petites annonces entre personnes de même sexe. Publier des petites annonces entre personnes de même sexe, c'est prendre le risque de s'aliéner une partie de son lectorat", détaille Younes Lakehal.
La spécificité des petites annonces homosexuelles
Les petites annonces sont un genre très codé. Là où les auteurs et autrices d'annonces hétérosexuelles évitent d'être négatifs dans leurs descriptions, les annonces homosexuelles laissent poindre une forme de vulnérabilité qui exprime tour à tour la solitude, l'isolement ou même le désespoir. Younes Lakehal a plusieurs explications : cela exprime un sentiment d'isolement spécifique aux personnes gays et lesbiennes de ces années-là, mais il s'agit aussi "de s'humaniser, de paraître plus réel. À l'époque, il y a l'idée que les espaces de rencontre que seraient les bars ou les cinémas seraient des espaces superficiels, artificiels - un ghetto commercial. Les petites annonces permettraient des rencontres plus vraies. Et parler de ses sentiments, permettrait de se rendre plus réel".
Si les petites annonces sont souvent courtes, le journal Gai Pied fondé en 1979 et devenu le principal journal de la communauté gay avec des dizaines d’annonces à chaque numéro, publie des annonces plus longues. Les types de relations recherchées pourraient se découper selon les deux pôles typiques de l'amour engagé et des liaisons passagères "mais c'est un continuum beaucoup moins défini que ces deux alternatives. Il y a d'autres types de recherches dans les rubriques recherche d'emploi, recherche de logement, de services, on voit que la frontière n'est pas si claire", explique l'historien Hugo Bouvard.
La communauté lesbienne passe aussi des annonces, notamment dans Homophonies, émanation du Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH). Il y a peu d'endroits dédiés à la publication de petites annonces lesbiennes. "Pour en trouver de façon régulière, il faut attendre la fondation du mensuel Lesbien en 1983", explique Hugo Bouvard, "Les historiennes qui ont travaillé sur ces annonces lesbiennes montrent des spécificités en termes de ce qui est rejeté comme les femmes mariées ou bisexuelles. » Le terme « bisexuelle » désigne, dans le vocabulaire de l'époque, une personne mariée qui cherche une liaison extra-conjugale avec une personne de même sexe. Younes Lakehal continue, "On est dans un moment spécifique de l'identité lesbienne. Le lesbianisme politique s'incarne avec un rejet des relations hétérosexuelles, de l'hétéro-patriarcat et du regard masculin. C'est aussi une protection face à un regard masculin qui s'insinue dans les relations entre femmes."
Des bars aux manifestations, se rencontrer
Pour les milliers de célibataires gays ou lesbiennes, les années 1970 marquent une démocratisation des espaces de rencontre et de l’accès aux médias. La plupart du temps, les rencontres ont lieu dans des restaurants, des bars, des boîtes de nuit ou dans les cinémas. Cependant, pour Hugo Bouvard "la vie sociale de tous les jours est compliquée quand on est gay ou lesbienne dans les années 70 car on ne sait pas si la personne va répondre, même pas favorablement, mais de manière non violente à une forme d'avance. C'est pour cela qu'il y a des lieux spécialisés, ces lieux de dragues dans l'espace publics, ces lieux commerciaux, c'est pour être plus en sécurité."
Les manifestations et défilés au sein des groupes militants constituent également des lieux de visibilité des relations homosexuelles. Le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), fondé en 1971, organise des assemblées générale aux Beaux-Arts à Paris qui deviennent un lieu de rencontres. Dans les années 1980, l’avènement du Minitel ouvre la voie à de nouveaux types de rencontres. Les annonces passent également par la radio. En 1981, la radio associative Fréquence Gaie est créée et diffuse les annonces gays et lesbiennes de ses auditeurs. Hugo Bouvard ajoute que "les auditeurs appellent en direct pour passer leur annonce et les animateurs, (...) parfois, se rendaient au domicile des annonceurs pour vérifier les mensurations ou commenter en direct la relation sexuelle qui pouvait se dérouler suite au passage de la petite annonce."
Selon Younes Lakehal, il y a une complémentarité des lieux d'annonces et des lieux de rencontre : "Les petites annonces comme les forums en ligne permettent de créer des points de rendez-vous qui deviennent des espaces de rencontre à l'extérieur. Il y a des continuités et des complémentarités. Les choses sont poreuses et c'est normal, on parle d'un mode de vie au sens plein du terme."
Pour en savoir plus
Hugo Bouvard est historien, maître de conférences en histoire et sociologie des États-Unis à l’Université Paris Cité. Il est également chercheur au laboratoire ECHELLES.
Publication :
- Lesbiennes, pédés, arrêtons de raser les murs. Luttes et débats des mouvements lesbiens et homosexuels (1970-1980), co-dir. Ilana Eloit, Mathias Quéré, La Dispute, 2023
Younes Lakehal est professeur agrégé d'histoire, enseignant en histoire-géographie dans le secondaire.
Il est l'auteur d'un mémoire de recherche portant sur la construction d’un marché de la rencontre homosexuelle dans les petites annonces de rencontre dans les années 1970 et 1980 (Sciences Po, sous la direction d’Elissa Mailänder, 2019).
Références sonores
- Extrait du spectacle "Un mariage en grande pompes" de Fernand Raynaud
- Lecture du courrier de lecteur publié dans Homo, N°5, 2e trimestre 75, p. 75 par Raphaël Laloum
- Extrait, "Le FHAR, Front homosexuel d'action révolutionnaire", Anne-Marie Grélois, Carole Roussopoulos, 1971
- Lecture des petites annonces lesbiennes, Libération, n°849 (Nouvelle Série), 11-12 février 1984, p. 41 ; Homophonies, n°39, janvier 1984, p.44 par Anna Pheulpin
- "Smalltown Boy", chanson de Bronski Beat, interprétée par Catastrophe
- "Relax", EDIT 2.20, chanson de Frankie Goes to Hollywood
- Archive INA de Fréquence Gaie, 1982
- Archive INA, Communication par minitel après sida culture, Dire le désir, Nuits magnétiques, Et l'amour comment ça va ?, France Culture, jeudi 28/07/1994