La muse a de la concurrence : opium, cannabis, héroïne, laudanum... Au moment de chercher l’inspiration, les artistes enclins aux paradis artificiels semblent avoir l’embarras du choix. C'est l'histoire des artistes sous emprise, des Haschischins aux surréalistes.
Quand l’opium et le haschich font le bonheur des artistes
Au 19ᵉ siècle, le milieu artistique français a accès à un grand nombre de drogues : opium, haschich, morphine, et même cocaïne. Les drogues sont d’abord des remèdes médicaux, qui permettent aux artistes de calmer leurs souffrances psychiques et physiques. Avant même d’en devenir dépendants, ils s’en servent comme anesthésiant. "[Charles Baudelaire], pour des raisons de spleen et d'angoisse, est adepte du laudanum. Il ne veut pas que ça se sache et a honte de son assuétude", rapporte l'écrivaine Cécile Guilbert, autrice d'Écrits stupéfiants. Drogues et littérature d’Homère à Will Self (Robert Laffont, 2019). "Le laudanum coûte moins cher que la bière ou le gin ; c'est très facile d'accès et pas prohibé."
Parce que les drogues permettent de modifier l’état de conscience, les artistes accèdent à de nouveaux espaces de création. De nombreux écrivains prennent la plume pour raconter leurs expériences des drogues à travers des recueils ou des nouvelles, qui deviennent de véritables genres littéraires. En 1860, Baudelaire fait paraître l’ouvrage Les Paradis artificiels, dans lequel il évoque ses expériences de consommateur de haschich et d’opium. En près d’un siècle, la drogue fait progressivement partie de la culture littéraire et artistique.
Au Club des Haschischins, hallucinations au cannabis et à l'opium
En 1844, le docteur Jacques Joseph Moreau de Tours crée le Club des Haschischins dans l’Hôtel Pimodan sur l’Île-Saint-Louis à Paris. À l’intérieur de l’appartement du peintre Joseph Boissard, de nombreux peintres, poètes et romanciers de la scène artistique parisienne – Théophile Gautier, Honoré de Balzac, Gérard de Nerval, Eugène Delacroix – se retrouvent pour consommer et discuter des effets des drogues. Lors des séances de fantasias, ils consomment le dawamesk, une pâte à base de résine de cannabis qui provoque des hallucinations. Pour ces artistes en quête de sensations nouvelles, la consommation de drogues renvoie à leur passion de l’orientalisme. Pour Gustave Flaubert, Théophile Gautier ou Gérard de Nerval, le haschich et l’opium viennent d’un ailleurs fantasmé qui est synonyme de luxe, de paresse et de volupté. Parce qu'ils érigent la drogue en tour d'ivoire de la création artistique, les écrivains du 19ᵉ siècle forgent en même temps son mythe.
Dans l’entre-deux-guerres, une consommation stupéfiante
Dans l’entre-deux-guerres, la volonté de transformer les formes canoniques de l’art s'accompagne d’un usage plus important des drogues, malgré la relative répression qui se met en place. Pour de nombreux artistes, prendre de la cocaïne ou de l’héroïne favorise l'inspiration par le dérèglement des sens. Fondé en 1927, le groupe du Grand Jeu mobilise l’éther pour accéder à un certain inconscient. À l’inverse, les surréalistes sont particulièrement critiques à l’égard des drogues. Pour André Breton et Louis Aragon, le processus de création doit reposer sur les seules ressources du cerveau humain.
Pour d’autres, les drogues continuent d’être un remède thérapeutique pour soulager leurs souffrances. Le poète et comédien Antonin Artaud se sert du laudanum de Sydenham pour apaiser les maladies psychiques et morales qu’il subit depuis l’enfance. "Pour expliquer ses sautes d'humeur et ses accès de violence, il a été diagnostiqué par une notion erronée, appelée hérédosyphilis [une forme de syphilis que l'on croit transmissible par les gènes, ndlr.]", observe l'historien Thierry Lefebvre, auteur de Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud. Le laudanum de Sydenham (Le Manuscrit, 2022). Dès la fin de son adolescence, le poète reçoit des traitements à base de mercure ou d'arsenic, qui se révèlent inefficaces. "Ces produits causent des dysfonctionnements multiples chez [Artaud] qui souffre non seulement de sa pathologie mentale, mais aussi des traitements multiples qu'il reçoit, explique Thierry Lefebvre. À l'occasion d'un séjour dans une maison de santé, il demande du laudanum de Sydenham" et en devient dépendant.
Pour en savoir plus
Cécile Guilbert est essayiste et romancière.
Publications :
- Roue libre : chroniques, Flammarion, 2020
- Écrits stupéfiants, Drogues et littérature d’Homère à Will Self, Robert Laffont, 2019
- Sans entraves et sans temps morts II, Grasset, 2015
- Sans entraves et sans temps morts I, Gallimard, 2009
Thierry Lefebvre est historien, chercheur en histoire des médias, histoire de la pharmacie et de la médecine, et histoire du cinéma. Il est également secrétaire de la section "Sciences, histoire et patrimoine des sciences" du CTHS.
Publications :
- Dans la pharmacopée d’Antonin Artaud. Le laudanum de Sydenham, Le Manuscrit, 2022
Références sonores
- Archive INA d'Abel Jacquin lisant un texte de Thomas Penson de Quincey et interrompu par Michel Foucault, 7 janvier 1963
- Lecture par Jean-Louis Trintignant des Paradis artificiels de Charles Baudelaire paru en 1860, France Culture, 1971
- Lecture d'un extrait du "Club des Haschischins" de Théophile Gautier paru en 1846 dans la Revue des Deux Mondes, France Culture, 1990
- Chanson "La Coco" interprétée par Fréhel, 1932
- Archive INA du dramaturge et scénariste Georges Neveux, France Culture, 1977
- Lecture de la "Lettre à M. le législateur de la loi sur les stupéfiants" d'Antonin Artaud, parue dans L'Ombilic des Limbes (1925) et lue dans l'émission "Nuits magnétiques", France Culture, 1993
- Archive de Jean Cocteau à propos de l'opium, RTF, 1951
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020