Judéobession ! C’est l’obsession des Juifs pour les Juifs, mais aussi celle de tout le monde pour les Juifs… Nous avons tous en tête ce que dit Victor Pivert à son chauffeur, dans la grosse DS noire : "Vous êtes juif ? Comment Salomon, vous êtes Juif ?... écoutez, ça ne fait rien, je vous garde quand même !". Dans les aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury, Louis de Funès et Henri Guybet nous offrent une réplique désormais patrimoniale, qui s’inscrit dans l’histoire de l’antisémitisme et peut-être de l’humour Juif !
Du récit familial à l’histoire des Juifs
Il y a des familles où ça déborde, de livres placés dans tous les coins d’un appartement, de tissus mis bout à bout de génération en génération et d’histoires racontées par les anciens. Pas de celles qui habitent les contes, mais plutôt les livres d’histoire. Le journaliste et sociologue Guillaume Erner – fils et petit-fils de rescapés de la Shoah – s’est construit avec ces récits familiaux racontés en yiddish, où revient sans cesse le mot "Juif", puis les noms des morts emportés par le génocide.
Dans un nouvel essai, "Judéobsessions" (Flammarion), Guillaume Erner tisse un fil de la Pologne à la France, entre les destins familiaux et la longue histoire de l’antijudaïsme.
Cette mémoire familiale est notamment marquée par le sauvetage, en 1944, de sa mère et de sa tante. Annette et Jeannine ont 7 et 12 ans, lorsqu’elles se retrouvent, quelque temps après avoir franchi la ligne de démarcation, à devoir fuir l’endroit où elles étaient cachées par des sœurs. Guillaume Erner évoque ainsi l’omniprésence de ces récits familiaux, qui le fascinent autant qui le terrifient durant son enfance, et l’influence qu’a pu avoir sur lui le fait d’entendre, encore et encore, les mêmes histoires. “Quand j’étais petit, on me racontait des histoires avant de dormir, mais ces histoires-là me faisaient faire des cauchemars”, raconte le journaliste. “On me racontait la façon dont ma mère et ma tante ont passé la ligne de démarcation, comment un passeur les a emmenées dans la forêt (...). De par mon enfance, j'ai ainsi été habitué à vivre dans un environnement où l'on parlait de choses atroces. L’horreur est ce qui m'entoure de manière naturelle".
L’obsession française pour les Juifs et la judéité
Judéobsession est aussi l’histoire d’un paradoxe : l’obsession française pour les Juifs et la judéité, perceptible dans les actualités, où les occurrences sont omniprésentes, contraste avec la méconnaissance générale de l’histoire juive. Guillaume Erner s’en réfère alors à Philip Roth, auteur de La Contrevie, pour qui “les Juifs sont à l’histoire ce que les Eskimos sont à la neige”. “C’est l’une des phrases les plus fines sur la question historique des Juifs”, commente le journaliste. “Ce groupe, quelle que soit la manière dont on le définit, représente la totalité de l’histoire occidentale. Il est à l’origine du monothéisme, donne naissance au christianisme, puis à l’islam (...) ; les Juifs vont aussi être ces grains de sable qui grippent la mécanique des nationalités et de constructions étatiques aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, et avec la Shoah, ils vont être au cœur de l’intention hitlérienne. Pour toutes ces raisons, les Juifs obsèdent l’histoire occidentale”.
Et pourtant, l’histoire des Juifs suscite "peu d'intérêt au sein du monde académique et pour le commun des mortels", écrit Guillaume Erner dans son ouvrage. Le journaliste mentionne notamment le parcours de l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov, “un homme malicieux, un banlieusard de l’humanité”, à qui Fernand Braudel a un jour affirmé qu’il ne ferait pas carrière en travaillant sur l’antisémitisme. Une expérience qui n’est pas sans rappeler la difficulté que Guillaume Erner a lui-même rencontré lors de la rédaction de sa thèse (soutenue en 2002 et intitulée “Analyse critique du modèle du bouc émissaire en sociologie de l'antisémitisme”), qui n’appartenait pas vraiment aux études juives, mais qui semblait aussi en marge de la sociologie.“Il faut se souvenir que les questions d’histoire juive et d'histoire de l’antisémitisme ont été marginalisées et invisibilisées à l’université française”, rappelle-t-il.
Le 7 octobre 2023, un point de bascule
Après le 7 octobre 2023, prendre la plume s’est imposé comme une nécessité pour Guillaume Erner. “J’ai voulu comprendre ce qui avait changé et donner à entendre des choses qui ne sont pas de l’ordre de la binarité : on peut être Juif sans être ignorant des Gazaouis et complexifier cette histoire du Proche-Orient, qui est tout sauf simple”, explique-t-il. Rendre cette histoire intelligible est ainsi l’objectif que s'est donné le journaliste, visé par des messages haineux lui reprochant son obsession pour l’antisémitisme. “Après le 7 octobre, on me disait que je ne pouvais pas être objectif dans la façon de parler du conflit israélo-palestinien. Pour moi, ces Juifs qui recevaient des roquettes en Israël étaient ma famille. Dans le même temps, je suis allé à Gaza et je n’ai jamais oublié les souffrances des Gazaouis. J’ai bien vu que certains étaient en train d’oublier l’existence même de Gaza (...)”.
Pour aller plus loin
Guillaume Erner est sociologue et producteur des Matins de France Culture depuis 2015. Il est l’auteur de Judéobsessions, paru aux éditions Flammarion le 22 janvier 2025.
Bibliographie sélective
- La Société des victimes, La Découverte, 2006
- Sociologie des tendances, Presses universitaires de France, 2009
- Expliquer l'antisémitisme, Presses universitaires de France, 2012
- La Souveraineté du people, Gallimard, 2016
- Judéobsessions, Flammarion, janvier 2025
Références sonores
- Extrait du film Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu, réalisé par Philippe de Chauveron, 2014
- Archive INA, La rumeur d'Orléans, témoignage d’une habitante d'Orléans sur calomnie qui a déferlé sur la ville au mois de mai 1969, Affaire classée, ORTF, le 05 août 1969
- L’historien Léon Poliakov, ORTF, le 11 avril 1967
- Reportage sur la bibliothèque de l'ancien couvent du Saulchoir, Le jour du Seigneur, TF1, juillet 1982
- Archive INA de Robert Beauvais, “Le marais insolite”, France Inter, 22 août 1969
- Archive INA de Jacqueline Chapuis, Si vous passez par là, 18 novembre 1973
- Archive INA de Betty Borgeat, Terre et hommes, le 30 juin 1974
- Chanson “Rue des rosiers”, interprétée par Régina Zylberberg et issue de l’album La fille que je suis, 1970
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020