Alain Finkielkraut reçoit le journaliste, écrivain, Jean-Paul Kauffmann, auteur de L'Accident paru aux éditions des Equateurs. Une enquête autobiographique où, quarante ans après son enlèvement à Beyrouth, l'auteur revient sur l'accident tragique et tu par la suite, qui bouleversa son enfance ; celui survenu le 2 janvier 1949 au cours duquel 18 jeunes footballeurs de son village de Corps-Nuds, près de Rennes, trouvèrent la mort.
Il évoque son rapport à l'enfance et ce qui l'illumina - une enfance heureuse et protégée en Bretagne. Il évoque son rapport à la famille, l'extrême importance des odeurs, son éducation par le fournil de la boulangerie paternelle et l'Eglise. Il évoque sa captivité et ce que les rêves et les livres, le souvenir de l'enfance, lui ont apporté à ce moment-là.
L'Accident, un livre au titre polysémique
L'Accident, c'est au point de départ, précise Jean-Paul Kauffmann, celui "qui a eu lieu dans ce petit village d'Ille-et-Vilaine le 2 janvier 1949. 18 jeunes hommes partis disputer un match de football vont trouver la mort. Nous sommes dans les années d'après-guerre et dans ce village, c'est un tel traumatisme qu'on n'en parlera pratiquement jamais. C'était comme on disait pour l'Alsace-Lorraine, y penser toujours, n'en parler jamais". L'auteur lie cet accident qui eut lieu dans ce petit village proche de celui où il grandit à son "accident libanais",
"et en fait, je pense qu'ils sont accolés l'un à l'autre et presque indissociables. C'est à la fois deux chocs, deux traumatismes, à la fois imprévisibles et attendus, si l'on croit, comme on dit, à la force du destin et à son caractère irrévocable."
Une enquête sur une enfance heureuse sous le signe d'un événement tragique
Jean-Paul Kauffmann évoque une enfance dans un monde rural. "Un monde rural qui, dans ces années d'après-guerre, on est en 1949, n'aspirait qu'à une seule chose, retrouver la vie des années 30 ; une France des terroirs, un monde rythmé par les comices agricoles, les fêtes paroissiales, une croyance au surnaturel, un continent perdu, un monde spartiate, austère. Et en même temps, heureux, pour moi, qui a été bienfaisant, j'ai eu une enfance heureuse."
Il décrit son éducation, l'extrême importance accordée aux cinq sens. "Je dis en effet que, dans L'Accident, il y a deux lieux qui m'ont formé, la boulangerie paternelle et aussi l'église. Deux lieux qui m'ont éduqué". Il revient sur les années 1965. "1965, c'est la fin de Vatican II. À cette époque-là, on vivait donc dans cette espèce d'apparat où, en effet, les cinq sens sont mis à contribution ; l'orgue, l'encens, l'olfaction. Dans le fournil, l'olfaction joue un rôle important, mais dans l'Église aussi, la solennité… Et vous voyez aussi ce qui était remarquable, c'était le contraste dans ce petit village d'Ille-et-Vilaine, dans ce pays Gallo, un peu renfrogné, entre le prosaïsme de notre vie et aussi, une forme d'élévation par ces offices grandioses, par cet apparat, par toute cette solennité qui, je crois, faisait réfléchir les gens, les paroissiens. Et ça nous interpellait. En tout cas, moi, ça m'interpellait".
Comment survit-on aux geôles du Hezbollah ?
Cette enfance radieuse, enchantée, nous confie Jean-Paul Kauffmann, l'a sauvé, dans la mesure où, pendant cette captivité, son souvenir l'a nourri, protégé : "pendant la journée, c'est une sorte de travail de Pénélope à l'envers, c'est-à-dire que je réparais pendant la nuit, ce qui se défaisait pendant le jour. Autrement dit, normalement, ma vie nocturne aurait dû être traversée par cette attente de la mort, par cette anxiété. Or, ce n'était absolument pas le cas. Je n'ai fait aucun cauchemar pendant ma captivité. Aucun. Les cauchemars sont venus après. Une fois que j'ai été libéré. Mes nuits ont commencé à être agitées par ces images, en effet, d'exécution, de simulacres. 40 ans après, ça s'estompe peu à peu".
Du fournil paternel, laboratoire des cinq sens, au métier de journaliste
"Le fournil, la boulangerie paternelle, m'a amené au métier de journaliste, je pense, parce que la boulangerie paternelle, pour moi, était un laboratoire des cinq sens. Quand vous arrivez quelque part en reportage, c'est les cinq sens que vous mettez à contribution. Vous serrez la main, il y a le contact tactile avec le témoin, votre interlocuteur, la lumière, l'odeur de la maison. Tous ces capteurs tournent à plein régime. Vous voyez, l'olfaction, ça n'a l'air de rien, parce qu'on parle du journalisme. On n'a pas parlé du sixième sens du journaliste, le flair, l'intuition, sentir"...
Sources bibliographiques
- Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, Les Equateurs 2025
- Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Gallimard, Folio 2019
- Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, Flammarion, 1974