Le 10 mai 1933, les nazis, arrivés au pouvoir depuis janvier, rassemblent puis brûlent sur l'Opernplatz (aujourd'hui Bebelplatz) environ 25 000 documents dans ce qui restera l’un des autodafés les plus tristement célèbres de l’histoire, dont les photos ont fait le tour du monde à l’époque et continuent de marquer les esprits aujourd’hui : partent en fumée, ce jour-là, toutes sortes de livres jugés « non-allemands » principalement parce que leurs auteurs sont juifs, communistes, de gauche ou opposants politiques. Parmi ces documents, entre 10 000 et 15 000, estime-t-on, proviennent alors de l’Institut de Sexologie fondé par le Dr. Magnus Hirschfeld, pillé quelques jours plus tôt. Une figure centrale de la république de Weimar, mondialement connu de son vivant, Hirschfeld est devenu les dernières années de sa vie l’une des bêtes noires des nazis, avant d’être injustement effacé de l’histoire pendant de longues décennies.
Né au sein d’une famille juive le 14 mai 1868, Magnus Hirschfeld se tourne comme son père vers des études de médecine, avant d’ouvrir son cabinet de naturopathie à Charlottenburg. Suite au suicide d’un de ses patients homosexuels, Hirschfeld, lui-même homosexuel, lance, en 1897, le Comité Scientifique Humanitaire, première association de lutte pour les droits des homosexuels. Celle-ci milite notamment pour l’abolition du Paragraphe 175 criminalisant spécifiquement l’homosexualité masculine et provoquant surveillance et peines de prison pour les hommes homosexuels.
Le médecin s’appuie sur la science pour défaire l’idée du dualisme des sexes mais aussi pour démontrer le caractère inné, inscrit dans le corps, et donc irréversible de l’homosexualité, autant que l’universalité de l’existence de ceux qu’il nomme d’abord « troisième sexe » puis « types sexuels intermédiaires », catégorie large regroupant homosexuels, personnes transgenres ou intersexes. Défenseur des « uranistes », inventeur du mot « travesti », Hirschfeld contribue alors à l’émergence de nouvelles identités et subjectivités politiques, au risque, donc, de les naturaliser.
Allié à la militante féministe Helene Stöcker, soutien du droit de vote des femmes et du droit à l’avortement, il devient un des visages du mouvement pour la Réforme Sexuelle du début du 20ème siècle en Allemagne.
Antimilitariste, Hirschfeld reste pourtant aveugle au colonialisme allemand de l’époque, dont on retrouve pourtant l’empreinte dans nombre de photos et images qui illustrent ses brochures. À la fin de la guerre, alors que la chute de l’Empire allemand laisse place à la république de Weimar, le médecin, proche du SPD (le Parti Social-Démocrate), entrevoit l’avenir avec optimisme, donnant même pour l’occasion un discours devant le Reichstag.
En 1919, le sexologue, déjà internationalement connu, fonde, à Berlin, l’Institut des Sciences Sexuelles ou Institut de Sexologie, à la fois centre de recherche, musée aux faux airs de cabinet des curiosités, centre d’information sur la contraception, lieu d’accueil pour personnes homosexuelles, travesties et transgenres. Hirschfeld supervisera même les premières opérations de changement de sexe dans le monde.
Dans sa mission de conseil matrimonial, l’Institut défendra souvent des principes issus de thèses eugénistes auxquelles adhère Hirschfeld comme nombre de membres de la gauche de l’époque, incitant les personnes porteuses de « maladies héréditaires » à ne pas avoir de descendance.
Devenu cible de la propagande nazie, de caricatures et même d’attaques physiques dès les années 1920, Hirschfeld sera contraint à l’exil au moment de la prise du pouvoir par Hitler. En 1933, alors qu’il se trouve à l’étranger, l’Institut de Sexologie est pillé, et la majeure partie de sa bibliothèque d’entre 10 000 et 15 000 livres, brûlée quelques jours plus tard.
Magnus Hirschfeld vivra plusieurs années à Paris puis à Nice avant de s’éteindre le 14 mai 1935. Longtemps tombé dans l’oubli, ce sexologue révolutionnaire laisse derrière lui des archives éparpillées, riches et ambiguës : marquées par son activisme et ses visions progressistes, mais entachées par son essentialisme scientifique, son adhésion aux thèses eugénistes, ainsi que par le contexte colonial qui a produit nombre de photos et documents exposés par l’Institut. 90 ans après sa mort, ses travaux et recherches avant-gardistes comme son destin hors du commun continuent de fasciner.
Pour en parler
Remerciements
Un grand merci à tous les intervenants pour leur temps, ainsi qu’à la Magnus-Hirschfeld-Gesellschaft et au Schwules Museum pour leurs accueils respectifs. Merci aussi à Ruby Faure pour ses conseils précieux.
Bibliographie
- Ralf Dose, Magnus Hirschfeld : The Origins of the Gay Liberation Movement (Monthly Review Press, 2014)
- Robert Beachy, Gay Berlin : Birthplace of a Modern Identity (éditions Alfred A. Knopf, 2014)
- Heike Bauer, The Hirschfeld Archives : Violence, Death, and Modern Queer Culture, (Temple University Press, 2017)
- Duchesse, Portrait de Magnus Hirschfeld (éditions Trou Noir, 2021)
Archives
- Extrait du film L'Einstein du sexe, Rosa von Praunheim, 1999
Lectures
Par Johannes Oliver Hamm
- Magnus Hirschfeld, Die Transvestiten, Alfred Pulvermacher & Co., 1910
- Magnus Hirschfeld, L'Âme et l'amour, Gallimard, 1935
- Pétition du Comité Scientifique Humanitaire auprès du Reichstag, 1897
- Magnus Hirschfeld, Die Homosexualität des Mannes und des Weibes, Louis Marcus, 1914
- Discours de Magnus Hirschfeld devant le Reichstag, 1918
- Extraits du testament de Hirschfeld, tirés du livre de Ralf Dose
Par Romain Lemire
- Paragraphe 175 du Code pénal allemand
Générique
Un documentaire de Camille Desombre, réalisé par Julie Beressi. Prises de son, Cédric Chatelus, Alexandre Martin, Mickaël Simon et Bastien Varigault. Mixage, Valérie Lavallart. Lectures, Johannes Oliver Hamm et Romain Lemire. Coordination, Emmanuel Laurentin. Chargée de programme et édition web, Sandrine Chapron.