Comment se sortir de la malédiction de naître dans une famille djihadiste ? Cela pourrait être le sous-titre du récit de Fatma A. Celle-ci se trouve être la sœur de Boubaker el Hakim, l’un des djihadistes les plus dangereux que la France ait connu. Boubaker el Hakim est en effet l’auteur présumé de deux assassinats politiques en Tunisie ; il fut l’un des émirs les plus importants de l’État islamique avant d’être tué par un drone américain à Raqqa en 2016. Il a exercé son influence sur les frères Kouachi qui écoutaient ses récits dans la fameuse « filière des Buttes de Chaumont » ; il est le cerveau des attentats du 13 novembre à Paris. Magali Serre précise "je crois qu'au sein de la filière des Buttes de Chaumont, auprès des jeunes, il fascinait surtout par sa violence davantage que par son savoir religieux. Il est quand même le premier à être parti en Syrie, en Irak, celui qui a fait le djihad. Puis il est revenu et il a lancé cet appel à tous ses potes du XIXe arrondissement pour qu'ils le rejoignent en Irak. Boubaker fascinant parce qu'il faisait peur, il y avait cette violence et cette colère qui marquaient les esprits".
Fatma A. fut mariée de force à un autre djihadiste, Peter Chérif, qui vient d’être condamné, en octobre 2024, à la réclusion à perpétuité pour son rôle dans l’attentat contre Charlie Hebdo.
Le témoignage de Fatma A. est passionnant car il montre le lien entre les dysfonctionnements d’une famille et l’engagement radical, et donc le continuum entre les violences intrafamiliales et la radicalité politique. Fatma A ajoute "depuis son plus jeune âge, Boubaker était très violent, il était aussi très fort et très charismatique. Il était très dur et ne souriait jamais, il était toujours énervé, toujours fâché. Il cherchait constamment les conflits. Il ne faisait jamais quelque chose tout seul, en fait, à la maison il n'aidait en rien, il ne rangeait jamais rien et il nous demandait toujours de le faire à sa place. Avec sa radicalisation, on ne pouvait plus convaincre Boubaker, c'est lui qui convainquait les autres. Il fonctionnait aussi à l'obsession, il a toujours été obsédé par nous, par ce qu'on faisait, ce qu'on ne faisait pas, comment on s'habillait, où est-ce qu'on sortait, qu'est-ce qu'on doit faire, qui est à la maison, qu'est-ce qu'on doit regarder...mais il n'a jamais cherché à se retrouver lui-même, à comprendre d'où il venait, à comprendre l'origine de son mal-être".
L’idéologie islamiste renforce la toute-puissance que Boubaker el Hakim exerce sur sa famille et sur le corps des femmes. Ariel Planeix nous explique "au fondement de son histoire, on comprend que de nombreux éléments sont problématiques : d'une sorte d'enfant roi dont on s'occupe sans cesse et que tout le monde doit servir mais qui ne se sert pas lui-même et qui en effet, quoique charismatique, ayant le goût d'être très présent dans les cercles d'autrui, il ne se construit pas cette stature autrement que sur le dos des autres. Tous ses rapports sociaux sont problématiques et instrumentaux. Effectivement, ils vont se décliner autant sur la place des femmes, que sur la question de la sexualité, de sa place dans la famille, où évidemment il essaye de prendre la place de son père manquant. C'est un classique, le père est manquant. Le fait de ne pas avoir été désiré lui pèse à lui plus qu'aux autres". Se trouvant sous la coupe d’un frère très violent et très autoritaire, puis d’un mari qui abuse d’elle, il a fallu beaucoup de courage à cette jeune fille pour résister à cette idéologie alors qu’elle était coupée du monde et abandonnée par les institutions françaises. Ce récit montre également la défection des systèmes de protection de l’enfance, de l’école ou de la police qui n’ont pas fonctionné.
Pour aller plus loin
- Magali Serre & Fatma A. : Mon frère, le djihad, Daech et moi (Seuil, 2025)
- Présentation d'Ariel Planeix sur LinkedIn et sur Google sites
- Présentation de Magali Serre sur Wikipédia
- Magali Serre et Hugo Micheron : Djihad sur l'Europe, série documentaire 3X52 minutes, ARTE, RTS, RTBF, 2023
- Article d'Ariel Planeix "La radicalisation comme phénomène complexe", En attendant Nadeau, 26 février 2019
- Laurent Bonellli et Fabien Carrié : La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français (Seuil, 2018)
- Farhad Khosrokhavar : Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2019)
- David Thomson : Les revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France (Coll. Les Jours, Seuil, 2016)
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