Depuis le 15 juin 2021, les paysages du Rif ont progressivement commencé à changer. Des champs autrefois cachés, nichés dans les hautes montagnes, semblent avoir dévalé les pentes des sommets enneigés, apparaissant comme par magie dans des espaces publics visibles, facilement accessibles, au bord des routes, aux abords des villes, partout où, jusqu’ici, ils étaient proscrits. Ces champs sont hérissés de plants dentelés, d’un vert éclatant, celui du cannabis, la culture séculaire devenue principal moyen de subsistance des paysans du Rif à mesure que son commerce s’est mondialisé. La culture du cannabis dans le Rif est un secret de Polichinelle, face auquel l’État marocain a longtemps oscillé entre répression ponctuelle et complaisance silencieuse.
Mais depuis ce 15 juin 2021 donc, date de l’adoption finale de la loi 13-21, ou loi relative à l’usage légal du cannabis, le pouvoir central a légalisé la culture de la plante tant qu’elle est destinée à un usage “médical ou industriel”. Pour le Maroc, premier producteur mondial de haschich selon l’ONU, cette loi est censée transformer une filière illégale en un marché prometteur, arracher les cultivateurs du Rif à l’emprise des réseaux criminels de trafiquants de drogue, développer une région en retard sur le reste du pays et désenclaver ce territoire jusqu’ici dépourvu de services publics.
Sur le papier, un projet séduisant, mais dans les faits, un bilan encore modeste, puisqu’en 2025 l’ANRAC, l’Agence Nationale de Réglementation des Activités relatives au Cannabis, aurait accordé l’agrément à 10 000 agriculteurs. Une goutte d’eau dans l’océan de la production rifaine quand on compare ces chiffres avec ceux de l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée, pour qui le trafic de cannabis dans le Rif aurait généré 19 milliards d’euros de bénéfices en 2020.
Focus - Autour du kif, la guerre patrimoniale
Avec Khalid Mouna, anthropologue, professeur à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Moulay Ismail de Meknès
Depuis la légalisation de la production de cannabis, les paysans du Rif se livrent un combat féroce pour s’arroger la paternité de cette culture et donc obtenir les licences d'État permettant de développer leur activité en toute tranquillité. Un combat patrimonial qui a généré la mobilisation politique et tensions communautaires dans la région.
Pour aller plus loin :
- Mohamed Tozy est le co-auteur, avec Béatrice Hibou, de Tisser le temps politique au Maroc : imaginaire de l’Etat à l’âge néolibéral (éditions Karthala, 2020).
- Kenza Afsahi a notamment publié l'article "Cannabis au Maroc : savoirs en 'jeu(x)' au prisme de l'hybridation et de l'internationalisation" Les Cahiers d'EMAM, 2022
- Khalid Mouna est l'auteur du Bled du kiff : économie et pouvoir chez les Ketama du Rif (éditions Ibis, 2010).
Références sonores :
- Le porte-parole du gouvernement Saaid Amzazi annonce les termes du projet de loi 13-21 légalisant la culture de cannabis au Maroc - France 24, 12 mars 2021
- Mohammed El-Guerrouj, directeur de l'agence d’État en charge de l’encadrement de la cannabiculture (ANRAC), sur l’ambition de cette politique de légalisation - France TV Slash Enquêtes, 19 avril 2024
- Hamid Oudayer, cannabiculteur, se réjouit de la légalisation du cannabis au Maroc - AFP, 30 juillet 2024
- Mustafa, 34 ans, dévoile ses techniques de transformation pour obtenir le kif - Arte, 18 octobre 2022
- Un cultivateur anonyme accuse les policiers de fausses accusations pour possession de kif - Arte, 18 octobre 2022
- Un cannabiculteur défend la province Ketama comme étant le vrai berceau du kif - Documentaire sur le Rif de 1993 - Chaîne YouTube Alex iN Da HouSe, 22 avril 2020
- Chanson : Majid Soula - "Algérie Maroc" (2021)