L'édito de Charles Pépin : "J’aimerais ce matin vous raconter l’histoire d’un homme qui a fait un rêve, un rêve bizarre. C’était il y a des années, mais il n’est pas impossible que ce rêve ait, d’une manière ou d’une autre, décidé de sa vie. Dans ce rêve, deux groupes s’opposaient : les Classiques et les Indiens. Oui, vous avez bien entendu : les Classiques… et les Indiens. On connaissait les Classiques et les Modernes, les Anciens et les Modernes, les Apolliniens et les Dionysiaques, les Idéalistes et les Réalistes, mais pas les Classiques et les Indiens. Qu’y avait-il là à déchiffrer, à interpréter ? Serait-il possible qu’il ait ensuite, toute sa vie durant, de toile en toile, de peinture en peinture, essayé de traduire ce que ce rêve lui avait soufflé ? Serait-ce là la clé de ces formes qui se déforment, se distordent et s’allongent, de ce réel comme irréel, ou peut-être plus réel que le réel, enfin donné à voir par celui qui est aujourd’hui un des plus grands peintres français ?
Mais n’en faisons pas trop. Il y eut d’autres chocs que ce rêve. Un père antisémite, violent et collabo, qui s’est enrichi avec les biens spoliés aux Juifs. Mon père, ce salaud, mais dont il est quand même le fils, et qui a quand même su l’aider. À sa façon, inquiétante et bizarre. Mais quand même. Et puis tant d’autres pères, tant d’autres chocs : Velázquez et Duchamp ; Le Tintoret et Dubuffet. La conversion au judaïsme, cet autre art de l’interprétation, guidé par la sagesse de rabbins philosophes à la barbe grise, de Marc-Alain Ouaknin ou de Philippe Haddad. Le choc de la folie aussi, de sa menace en tout cas, diversement nommée en fonction des années : maniaco-dépression, bipolarité, délire… Mais n’est-ce pas encore une question d’interprétation ?
"Je suis peintre parce que mes mains ont fait ma force, écrit-il dans L’Intranquille (L'Iconoclaste, 2009), parce que des toiles puissantes et belles m’ont convaincu qu’il y avait là une voie pour moi. Mais je me méfie de la beauté, c’est du bluff, une manipulation qui peut laisser totalement passif celui qui la regarde. Je préfère lui suggérer une question".
Alors, suggérons une question à celui qui est aujourd’hui Immortel, dont ses amis – de Patrick Modiano à Jean-Michel Ribes – se sont bien moqués lorsqu’il a revêtu l’habit vert des Académiciens. Lui l’Intranquille, lui l’Indien au milieu des Classiques, l’ancien cancre qui ne savait que dessiner, et qui décora un temps le Palace à la demande du roi de la nuit, le voici sous la Coupole. Et le voici, Gérard Garouste, auquel le Centre Pompidou consacra une grande rétrospective en 2002, le voici aussi pour notre plus grand bonheur sous le soleil de Platon, dans la caverne de France Inter, pour nous aider à répondre à cette étrange question : faut-il se méfier de la beauté ?
"Le beau, c'est très, très relatif"
Oui, "il faut beaucoup se méfier de la beauté", en particulier dans la peinture classique, répond Gérard Garouste. Il cite notamment les différentes interprétations du Retable d'Issenheim, le polyptyque des peintres de la Renaissance Matthias Grünewald et Nicolas de Haguenau, aujourd'hui exposé à Colmar, dont on disait à l'époque que, quand on ouvrait ses différents volets, des miracles se produisaient. Certes, comme l'écrivait Baudelaire, "le beau est toujours bizarre", mais "le beau, c'est très très relatif", souligne Garouste. Il prend l'exemple du kitsch : "C'était quelque chose de complètement laid, de ridicule. Or, depuis qu'il y a eu l'œuvre américaine de Jeff Koons, le kitsch est devenu très beau, un repère de beauté. C'est une position qui ne m'intéresse pas. Si c'est de l'art, c'est possible, mais moi, ce n'est pas ce qui m'intéresse dans l'art."
Éducation antisémite, conversion au judaïsme
Ses premiers contacts avec l'art remontent au pensionnat où il fut envoyé enfant, par un père antisémite et violent. "J'avais un père antisémite, un commerçant de meubles qui a spolié des biens juifs pendant la guerre, et puis, un peu plus vieux, il a voulu me faire complice de son attitude", confie-t-il. Placé en pension, à Jouy-en-Josas, il côtoie Patrick Modiano, Jean-Michel Ribes, Michel Sardou, mais aussi des fils d'artistes, de chef d'orchestre et des peintres Fautrier et Chagall. Un univers qui s'ouvre à lui, et suscite beaucoup de questions. Plus tard, il se tourne vers la religion juive et le Talmud. "L'étude m'a sauvé, écrit-il dans L'Intranquille, Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou (L'Iconoclaste, 2009). J'ai défait lentement les nœuds en moi."
L'art et la folie
L'enfant timide, cancre à l'école, qui gagnait déjà la reconnaissance de ses camarades en leur faisant leurs dessins pour la fête des Mères, commence à se "sentir très bien" en arrivant aux Beaux-Arts, après avoir raté le bac. "Je n'ai pas choisi d'être peintre. La réaction d'un enfant, quand il se noie, c'est de battre les mains. Pour moi, quand j'étais adolescent, battre les mains, c'était dessiner, c'était un réflexe, ça me sortait de mes angoisses."
Des angoisses qui, adulte, conduisent au diagnostic de "bipolarité" et à plusieurs séjours en hôpital psychiatrique. Mais celui que le designer Philippe Starck surnomme "le Loup-Garou" récuse le cliché de la proximité entre la folie et la créativité. "J'ai connu des artistes qui disaient : 'Je ne veux pas faire de psychanalyse parce que ça va me faire perdre mon talent d'artiste. C'est complètement débile ! S'ils perdent leur talent d'artiste, tant mieux, ça voulait dire qu'ils n'étaient pas faits pour être artistes, c'est tout. Il y a une attitude bourgeoise qui consiste à dire qu'un bon artiste a perdu la raison, que Van Gogh est l'artiste parfait… C'est faux. Velázquez, Picasso, la plupart des grands artistes sont comme tout le monde. Ils ont des moments un peu difficiles, mais ils peuvent être très forts."
"L'art à la Source" : l'important, c'est la transmission
Jusqu'au 1ᵉʳ septembre 2024, à Dinard, l'exposition "L'art à la Source" propose un dialogue entre l'œuvre de Gérard Garouste, celle de son épouse, la designeuse Elisabeth Garouste, mais aussi celles de jeunes artistes accueillis dans leur association, La Source, une fondation qui aide les enfants en difficulté à s'en sortir grâce à l'art. "Ma propre expérience fait que c'est l'art qui m'a sauvé. Enfant, jeune, plus tard dans ma vie d'homme, sortir de l'hôpital psychiatrique… L'art est là pour vous protéger." Ce qui compte le plus aujourd'hui pour lui à travers cette association, c'est "la transmission". "Il faut profiter de nos échecs et de nos réussites, parce que nos échecs sont aussi très intéressants pour des jeunes. Il faut être disponible, et par l'art, le dialogue qui s'installe est formidable."
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- Grace Jones, Pull up to the bumper
- Etienne Daho, Respire
Générique : Futuro Pelo