Nous sommes cernés par les images, elles nous hantent, nous éblouissent et nous aveuglent. Alors, on ferme les yeux. Et qu’est-ce qu’on voit, qui insiste et agace l’imagination ? Ce qui reste, justement, cette persistance tantôt menaçante et tantôt amicale des temps anciens que l’on pourrait appeler la puissance imaginante de l’histoire. Allons-y voir ensemble, pour se laisser déplacer, déciller et réveiller, comme ces jeunes ouvriers allemands des années 1930 qui, au début du roman L'Esthétique de la résistance de Peter Weiss (1975), se donnaient rendez-vous au pied de la frise du grand Autel de Pergame, pour y trouver la matière vivante et vibrante de leurs encouragements.
Mais pourquoi sont-ils là ces étudiants allemands du roman de Peter Weiss ? Quel intérêt a-t-on à les rejoindre aujourd'hui ? Et pour quel combat ? Pour y répondre, nous vous donnons rendez-vous sous la frise antique de ce temple, élevé à l’époque hellénistique sur l’acropole de la ville de Pergame, sous le règne d'Eumène II (197-159 av. J.-C.). Avec nous pour nous guider lors de cette promenade, l'historien de l'art François Queyrel, directeur d'études en archéologie grecque à l'École pratique des hautes études et spécialiste de la sculpture hellénistique ; ainsi que Sylvain Creuzevault, auteur, acteur et metteur en scène qui a créé en mai 2023, au Théâtre National de Strasbourg, un spectacle adapté du roman-fleuve de Peter Weiss, L’Esthétique de la Résistance.
Luttes d'hier et d'aujourd'hui
L'image que représente la frise de l'Autel de Pergame a un contexte historique qui est lié, comme les archéologues l'ont démontré, à la création du monument lui-même. En effet, François Queyrel nous explique que l'Autel de Pergame est une synthèse de toutes les victoires que les rois ont remportées : "La plus importante victoire qu'ils ont remportée, c'était sur les Celtes, les Gaulois dit-on, appelés les Galates quand ils sont passés en Asie mineure, qui menaçaient Pergame, la capitale du royaume. Ils ont été anéantis avec énormément de prisonniers et énormément du butin aussi, ce qui a permis sans aucun doute de construire ce monument de prestige."
La frise du grand Autel de Pergame est ainsi une image du pouvoir qui, en venant jusqu'à nous, se charge d'autres significations, d'autres combats à mener. En témoigne le roman fleuve de Peter Weiss, L'Esthétique de la résistance, qui commence par le rendez-vous, le 22 septembre 1937, de trois ouvriers allemands communistes aux pieds de la frise de l'Hôtel de Pergame. Sylvain Creuzevault, qui a porté au théâtre cette scène d'ouverture, nous explique que se déploie dans ce passage l’idée selon laquelle pour résister, il faut passer du "plan de la visibilité à un plan de la lisibilité". Décrire ensemble devient pour les personnages du roman un geste de résistance des combats à mener :
"Il y a trois jeunes garçons, un de 15 ans et deux de 20 ans, dont l'un porte les habits de la jeunesse hitlérienne, comme un camouflage à ses idées et ses combats antifascistes. Ils sont sur le point de se séparer. Ils se rendent devant la frise et, au long de cette grande première scène du roman, ils vont essayer de déconstruire leur première impression du monument, comme s’ils étaient plaqués par cette gigantomachie, cette guerre des dieux contre les géants. Au long de toute cette scène, ils vont, comme dans une école du regard, déconstruire la première impression qui est une impression de domination, de victoire, pour pouvoir lire comment ils pourraient en faire un outil de subversion. Pour faire passer la lecture de la domination et d'une philosophie de l'histoire du bien contre le mal vers une philosophie de la lutte des classes. Pour saisir les forces encore potentielles, même écrasées, de ces géants auxquels ils s’identifient, pour les retourner contre le monde de la domination." Sylvain Creuzevault
De la synthèse antique aux dilemmes contemporains : itinéraire d'un monument
Au cours de la conversation, François Queyrel souligne que l'Autel de Pergame n'est pas un monument tombé du ciel, sans rapport avec son environnement : "Les divinités qui remportent la victoire sur cette frise sont liées à l'emplacement où elles étaient vénérées dans les alentours, à Pergame même, donc autour de l'Autel. De cette manière, l'Autel est véritablement dans sa présentation un monument synthétique. Toutes les forces des divinités de la cité, de ces rois de Pergame, combattent et remportent la victoire. [...] On s'est aperçu assez récemment que l'implantation même de l'Autel était liée à l'emplacement des tombes monumentales qui cernaient la ville. Il y avait donc des jeux de lignes qui reliaient le monument à un environnement topographique immédiat, visible".
Néanmoins, l'unité visuelle de l'œuvre dans son contexte topographique est désormais perdue, puisque l'œuvre a été déplacée à Berlin dans les années 1878-1886. C'est ainsi que les personnages du livre de Peter Weiss peuvent se retrouver face à la frise au début du roman et s'interroger sur la culture des vainqueurs. Sylvain Creuzevault résume pour nous le débat qui agite Heilmann, 15 ans, et Coppi, 20 ans, au début de l'ouvrage : "Coppi est assez contre, c'est encore une marque face à laquelle il faudrait lutter. Heilmann lui répond que cette frise a passé deux millénaires et a donc été beaucoup détruite ou mal entretenue. C'est pour ça que sa décomposition relative permet de la réécrire. Heilmann trouve qu'elle est mieux là, à Berlin, pour que la classe ouvrière ou eux-mêmes, dans leur école du regard, puissent s'en servir à leur propre combat plutôt qu'elle reste en Asie Mineure, mal entretenue". Un débat qui n'est pas sans résonance avec celui actuel sur la restitution des biens culturels, une problématique sur laquelle revient Hortense Belhôte lors de son intervention.
✉️ La carte postale de Mathieu Potte-Bonneville, pour ne pas se laisser dévorer par la peur
Au cours de l'émission, nous avons la joie de recevoir une première carte postale du philosophe et directeur du département Culture et création du Centre Pompidou Matthieu Potte-Bonneville, au verso de laquelle on peut voir une scène du film de Werner Rainer Fassbinder, Angst essen Seele auf, intitulé en français Tous les autres s’appellent Ali (1974). Extrait :
"Le trouble avec certaines images attrapées au vol, c’est qu’on ne saurait dire si elles captent le début ou la fin d’un mouvement, l’instant de l’ascension ou celui de la chute, ce qui s’apprête à arriver ou ce qui, déjà, bascule du côté du souvenir. Or dans cette scène, c'est ce vertige-là qui nous saisit comme spectateurs : la remarque d’Emmi, cette retraitée qui vient d’épouser un arabe, dit à la fois la résurgence et la dissipation de ce que nomme le nom de Hitler". Matthieu Potte-Bonneville
L'audioguide d'Hortense Belhôte, sociétaire de l'émission
Chaque semaine, une ou un sociétaire de notre académie de l'invisible nous alerte, en fin d’émission, sur un autre type d’image, en rapport ou non avec celle dans laquelle nous nous sommes promenés en long, pour nous donner des nouvelles de notre manière d’être au monde.
En fin d'émission, Sylvain Creuzevault et François Queyrel sont rejoints par la comédienne et historienne de l'art Hortense Belhôte, sociétaire de notre académie de l'invisible, qui nous entraîne dans son palais mental, à la façon d'un audioguide. Une invitation à regarder toujours la même image, mais autrement :
"Déplacer un symbole n'est jamais anodin, car il voyage avec sa puissance magico-politique, toujours prête à se réactiver de manière imprévue. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, le Grand Autel de Pergame, par exemple, est démonté et stocké dans un abri antiaérien à Berlin. En 1945, les Russes l'emportent dans des caisses au Musée de l'Ermitage. Il n'est restitué à l'Allemagne qu'en 1958. Pour autant, lorsqu'en 1998 et en 2001, le ministre de la Culture turc en demande la restitution, la réponse est évidemment non. Mais alors, pourquoi ? Est-ce que tout ça est la faute de la guerre, serions-nous en droit de nous interroger avec Virginia Woolf ? Eh bien pas seulement. Car non, la restitution n'est pas une violence comme les autres et la non-restitution non plus. C'est une violence des temps de paix, une violence sourde durant laquelle l'ordre du monde se pétrifie dans un érotisme un peu macabre où l'Europe, pour ne pas la citer, défend son monopole de la jouissance exclusive des œuvres d'art." Hortense Belhôte
Bibliographie :
- L'Autel de Pergame. Images et pouvoir en Grèce d'Asie, François Queyrel, Paris, éditions Picard, 2005
- La sculpture hellénistique. Royaumes et cités, François Queyrel, Paris, Hermann, 2020
- L’esthétique de la résistance, Peter Weiss, 1975
- Thèses sur le concept d'histoire, Walter Benjamin, 1940. Sylvain Creuzevault attire notre attention sur cette citation de l'ouvrage : "Car il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie."
- A qui appartient la beauté ?, Bénédicte Savoy, La Découverte, 2024.
- De la description, Johann Joachim Winckelmann, traduction de Élisabeth Décultot, Editions Macula, 2006.
Les actualités de Sylvain Creuzevault : La pièce Esthétique de la résistance de Sylvain Creuzevault sera reprise au Théâtre des 13 vents CDN de Montpellier les 8 et 9 novembre 2024, au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine du 10 au 12 janvier 2025, au Bonlieu scène national Annecy du 16 au 18 janvier 2025, à l'Odéon théâtre de l'Europe à Paris du 28 février au 16 mars 2025, à L'empreinte scène nationale de Brive les 28 et 29 mars 2025.
Sons diffusés
- L’Histoire de Pergame racontée dans « A la rencontre de la Turquie », dans l’émission RTVF du vendredi 20 janvier 1961.
- La frise de Pergame décrite par Charles Picard, dans l'émission "Heure de culture française" sur la RDF le 2 mars 1953.
- Peter Weiss au micro de Max Favalelli dans l’émission « Le théâtre » du 17 avril 1966.
- Lecture d'un extrait d'une lettre de Tourgueniev, 1880.
- "Wenn ich ein Junge wär" de Nina Hagen.
- "Oyoki", d'Anaïs Rosso.