Pyrrhon d'Élis, figure emblématique du scepticisme antique, est souvent décrit comme indifférent et détaché du monde, mais cette indifférence va au-delà d'un simple désengagement. Selon Thomas Bénatouïl, "l'indifférence acquiert un statut métaphysique. C'est ça qui distingue Pyrrhon des autres auteurs, philosophes qui emploient le terme d'indifférence". Ce détachement dépasse donc la dimension morale ou émotionnelle pour s'ancrer dans une vision plus profonde de la réalité. Cette posture se reflète dans la manière dont il vivait : "Pyrrhon a un côté solitaire. Il vit seul, il vit avec sa sœur, il ne vit pas à la cour, il parle tout seul... on a l'impression qu'il s'occupe de lui-même, qu'il se parle à lui-même, mais qu'il ne parle pas tellement aux autres". Ce mode de vie accentue l'image d’un penseur retiré, indifférent aux agitations sociales et même aux interactions humaines.
Cependant, Carlos Lévy apporte une nuance à cette représentation : "Il est indifférent à tout. Il marche au bord des précipices sans faire attention, sauf qu'il avait probablement des gens avec lui qui l'empêchaient de tomber dans des précipices". Même dans sa solitude apparente, Pyrrhon n'était pas complètement isolé, puisqu'il a eu des disciples qui ont propagé sa pensée. Comme le souligne Carlos Lévy, "il n'a rien écrit, certes, mais il a quand même des disciples qui ont écrit". Cette coexistence entre un mode de vie solitaire et une transmission indirecte de sa pensée par ses proches renforce l’ambiguïté de la figure de Pyrrhon : un "solitaire entouré".
Une philosophie sceptique ?
Le scepticisme pyrrhonien, en dépit de sa radicalité, ne s’inscrit pas dans un refus absolu de la réalité. Contrairement aux sceptiques de l'Académie, Pyrrhon prône une position plus radicale et métaphysique. Thomas Bénatouïl explique que Pyrrhon ne rejette pas simplement la possibilité de connaître la réalité, mais va plus loin en affirmant que "les choses sont indifférentes, indécidables, immesurables". Cette posture philosophique conduit à une forme de tranquillité parfaite, "l'atharaxie", un état de sérénité face à l'indétermination du monde.
Selon Carlos Lévy, cette position s’exprime par l’"aphasie", qui peut se comprendre comme "un discours qui n’a aucune prétention à l’assertion" ou "un discours qui, finalement, se censure, s'interdit de parler et qui aboutit au silence". La philosophie de Pyrrhon ne conduit pas simplement à l’incapacité de trancher sur la nature du monde, mais à une forme d’autodestruction du discours lui-même, où parler revient à ne rien dire…
Pour en parler
Thomas Bénatouïl est professeur d’histoire de la philosophie antique à l’Université de Lille et membre de l’UMR Savoirs, Textes, Langage. Il a notamment publié:
Carlos Lévy est professeur émérite de littérature et philosophie romaine à l'université de Paris Sorbonne, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il a notamment publié:
Références sonores
- Lecture d'Axel Dubois d'un extrait de Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre IX, traduction par Jacque Brunschwig, d'après la biographie d'Antigone de Caryste (un biographe qui a vécu peu de temps après Pyrrhon
- Archive de la RTF - Connaissance de l'homme - 1954 - "Pyrrhon"
- Lecture Riyad Cairat d'un extrait d'Énésidème de Cnossos, Discours Pyrrhoniens, livre I, résumé par Photius, Bibliothèque, 169b18-170a17, t. III, trad. modifiée de R. Henry, Les Belles Lettres, 1962, p. 119-120.
- Lecture de Nicolas Berger d'un extrait d'Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 18, traduction modifiée de Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, édition P.U.F., Paris, 1994, p. 59-60).
- Chanson en fin d'émission : "I don't care what skeptics say" Elder Roma Wilson (1995)
Le Pourquoi du comment : la chronique de Frédéric Worms
Retrouvez sa chronique ci-dessous.